Chapitre 25

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     Ce soir-là j'errai dans les couloirs à la recherche de Cassius. Cette histoire d'appétit renaissant m'inquiétait et je voulais lui poser plus de questions. Mais mon étrange partenaire c'était comme volatilisé après que Viktor – ou était-ce Oliver ? – lui avait demandé de venir pour une réunion avec le capitaine un peu plus tôt.

     Au détour d'un nouveau couloir, je finis par soupirer. J'en avais assez de tourner en rond et m'apprêtais à retrouver la surface quand une impression étrange me saisit. Le couloir qui s'étendait devant moi me semblait plus sombre et étrangement silencieux. Je fronçai les sourcils, m'enfonçant un peu plus dans les entrailles de la Sirène. Des bruits de pas me précédaient, je les suivis.

     Au bout de quelques instants, je finis par tomber sur Hadrian de Castiglione debout devant la porte menant à la timonerie. En le découvrant, j'eus un sursaut. Mon ami d'Héliopolis semblait bien raide face à cette porte et je me demandai soudain ce qu'il faisait là. S'était-il perdu dans les coursives ? Possible. En y repensant, ça faisait un moment que je ne l'avais pas vu.

    – Hadrian ? appelai-je doucement.

     Il ne réagit pas, se contentant de passer une main sur le battant, traçant d'étranges signes du bout des doigts. Je fronçai les sourcils, perdue. J'allais lui demander ce qu'il faisait quand il se retourna. En découvrant son visage, je fis instinctivement un pas en arrière.

     Son sourire était bien trop grand, ses yeux voraces. Il n'avait plus rien à voir avec le jeune aristocrate aimable que j'avais rencontré. Je blêmis.

     – Morbius... compris-je soudain.

     Son sourire s'élargit, visiblement ravi que je l'ai reconnu. Un frisson glacé me parcouru l'échine alors qu'il se mit brusquement à fredonner, se balançant gaiement d'un pied sur l'autre. L'air me semblait étrangement familier, mais je n'eus pas le temps de fouiller dans ma mémoire à sa recherche. En un battement de cil, il se retrouva face à moi, si près que je pouvais voir dans ses yeux leur éclat monstrueux. L'ambre de ses iris était si sombre qu'il semblait brun.

     J'aurais voulu faire un pas en arrière, m'éloigner de lui le plus vite possible et retrouver Cassius, mais je n'eus pas même le temps d'amorcer un mouvement en ce sens qu'il enroula ses bras autour de moi, pareil à des tentacules dans mon dos. J'étais pétrifiée alors qu'il me tirait vers lui, me serrant contre sa poitrine.

     – Et si nous dansions ? proposa-t-il soudain en prenant mes mains dans les siennes.

     Son timbre était étrangement enjôleur. L'entendre emprunter ainsi la voix d'Hadrian pour me parler me rendait malade.

     – Je n'ai jamais aimé cette activité, avoua-t-il presque songeusement, mais je dois reconnaître que te faire tournoyer tous ces soirs de fête sur le pont fut une expérience des plus divertissante.

     L'horreur me saisit à la gorge alors que je réalisais brusquement ce que cela signifiait. Les larmes débordèrent à mes yeux. Alors depuis des semaines, ce n'était pas le beau jeune homme d'Héliopolis avec qui je passais mon temps mais bien le monstre que Cassius recherchait ? J'en eus la nausée, les images des corps tuméfiés de ses victimes encore fraîches dans mon esprit.

     Morbius me ramena soudain à lui, me pressant contre la poitrine d'Hadrian. Ainsi je pouvais sentir l'absence de battement de cœur, la froideur de son être. Ma respiration se fit soudain saccadée, mes yeux brûlaient.

     – Et si tu fuyais retrouver Cassius, petit chat ?

     Il se pencha à mon oreille.

     – Que je puisse m'échapper de ce corps pour en trouver un autre. Tu n'y vois pas d'inconvénient, j'espère ? demanda-t-il plus légèrement en s'écartant.

     Une larme coula sur ma joue. J'étais incapable de parler tant ma gorge était serrée. Le monstre sourit presque avec indulgence.

     J'avais envie de vomir.

     – De toute façon, que j'y reste ou que je parte, la situation reste la même, petit cœur.

     Il se pencha à nouveau vers moi, respirant mon parfum. Je serrai les dents.

     – Ce cher Hadrian est mort depuis longtemps. D'une mort lente et douloureuse.

     N'y tenant plus, je m'écartai vivement de lui, le cœur battant à tout rompre. Morbius me regarda faire, amusé, avant d'éclater d'un rire effroyablement grinçant.

     Et alors que je reculais précipitamment, je me pris les pieds dans ma robe et basculai en arrière. Le monstre me sourit, sans bouger. L'eus soudain l'impression de me noyer dans l'air, incapable de reprendre mon souffle alors que je voyais comme des ombres tentaculaires s'étendre tout autour du monstre. Puis le visage d'Hadrian se tordit étrangement. Son corps se retrouva prit de spasmes incontrôlables, le faisant trembler de la tête aux pieds comme un vulgaire pantin de chair. Quelque chose semblait bouger dans son ventre et bientôt ses yeux se voilèrent. Sa mâchoire pendit sur sa poitrine et le monstre jaillit de ses entrailles, m'éclaboussant de sang.

     Le temps me sembla s'allonger, une fraction de seconde se transformant en une affreuse éternité. Et je hurlai, l'horreur me submergeant jusqu'à me brûler la gorge. Morbius éclata d'un grand rire alors que le corps d'Hadrian basculait en arrière, cognant contre la porte de la timonerie. Le souffle court, la gorge en feu, je regardai le monstre devant moi. Il n'avait même pas de corps, pas de forme. Il n'était qu'un vague nuage de ténèbres au sourire plein de dents qui fondit sur moi avant de disparaître plus loin dans le couloir.

     Je ne me donnais même pas la peine de le suivre du regard, mes yeux toujours braqués sur le corps sans vie d'Hadrian devant moi. Ma respiration était saccadée, je ne parvenais pas à me calmer.

     – C'est pas possible... c'est pas possible... c'est pas possible... me répétai-je inlassablement.

     Des bruits de pas précipités se firent entendre peu après et Cassius apparut. Dès qu'il vit la scène, il se précipita vers moi, essayant de détacher mon regard du corps éventré d'Hadrian.

     – Meredith ? Meredith regarde-moi, regarde-moi.

     Je l'entendais à peine. Serrant les dents, Cassius finit par plaquer ses mains sur mes joues, me forçant à le regarder dans les yeux. Je le vis alors, prenant soudain conscience de sa présence.

     – C'est ça, regarde-moi. Je suis là, Meredith, je suis là.

     Le bleu de ses yeux me rassura, mais ne put calmer les tremblements qui m'assaillirent alors, ni les larmes qui coulèrent à flot.

     – Il... Il l'a tué... pleurai-je en m'accrochant à Cassius. Il en est sorti... il...

     Cassius pinça les lèvres et me prit dans ses bras, caressant maladroitement mes cheveux comme pour me consoler.

     – Je sais, dit-il doucement. Je sais. Je suis là maintenant, il ne peut pas te faire de mal.

     Dans son épaule, j'éclatai en sanglots. J'entendis à peine les mots de Cassius qui continuait d'essayer de me calmer, comme les matelots qui emportaient le corps. Je ne me souvins même pas qu'il m'ait ramené à sa cabine, ni même être entrée dans le bain qu'il m'avait fait couler. J'aurai même été bien incapable de dire s'il m'avait déshabillé ou si c'est moi qui l'avais fait. Tout ce dont je me souvenais alors, c'était Cassius près de moi qui passait les doigts dans mes cheveux, me veillant jusqu'à ce que je me calme, que le sommeil m'emporte tandis qu'à l'autre bout du navire, Osborne se chargeait d'ausculter un nouveau corps.

De Vague et d'EcumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant