Chapitre 17

33 10 6
                                    

     Allongée dans mon lit, je regardai Acanthe dormir paisiblement. J'avais l'impression que ça faisait une éternité que je n'avais pas passé un moment avec elle ou ma famille. Depuis ma rencontre avec Marie-Morgane, je passais tellement de temps avec l'équipage à m'amuser qu'il me semblait bien loin le temps où je restais collée aux jupons de ma mère.

     Au fond, ça n'était pas une mauvaise chose, mais... je ne pouvais m'empêcher de m'en vouloir un peu. J'avais l'impression de les abandonner.

     Incapable de dormir et en ayant plus qu'assez de me retourner encore et encore, je finis par me lever. Je récupérai le châle miraculeusement revenu, le jetai sur mes épaules et quittai la chambre discrètement.

     Dans le couloir, le silence était à peine troublé par les craquements du bois du navire et le murmure des vagues sur la coque.

     Je remontai les escaliers et m'apprêtais à sortir sur le pont quand je découvris une scène bien étrange.

     Cassius n'avait pas bougé depuis que je l'avais quitté quelques heures plus tôt. Assit nonchalamment sur un banc devant le gaillard d'avant, il regardait le sol sans le voir. Dans ses mains, je devinai les contours d'un grand coquillage laiteux qu'il ne cessait de tourner et retourner, les rayons de la lune faisant briller sa surface nacrée. Puis, au bout d'un moment il porta la conque à ses lèvres.

     Pour être honnête, je ne m'attendais pas à grand-chose. Peut-être un son pareil à une corne de brume ou le hurlement du vent lorsqu'il souffle entre les falaises de la Cité des Vents. Mais certainement pas à ça.

     Du sublime coquillage s'échappa la mélodie la plus belle que je n'avais jamais entendu, plus belle encore que celle qu'il nous avait joué plus tôt avec son étrange violon. C'était presque comme s'il chantait à travers la conque.

     Hypnotisée, j'allai faire un pas en avant quand une forme attira mon attention à la périphérie de mon regard. En me retournant, je découvris avec horreur des spectres remonter le long de la coque jusque sur le pont.

     Ils avaient l'air humains mais complètement blanc, spectre d'argent sous la lune. Leurs vêtements étaient en lambeaux et leurs cheveux dégoulinaient d'eau de mer, noyant le pont sur le passage. Des balanes, des algues, des coraux et mêmes quelques crustacés couraient sur leur peau décharnée, comme devenue physique, palpable sous la lune. Ou était-ce cette mélodie enchanteresse qui les rendait ainsi ? Je n'aurais su le dire.

     Cassius n'avait toujours pas relevé les yeux, concentré sur sa mélopée. Les spectres devant lui se dressèrent en lignes de part et d'autre du musicien, leurs contours ondulant dans la brise marine.

     Quand la musique s'éleva, plus forte dans la nuit, les spectres se mirent à danser.

     Le ciel se couvrit lentement de nuages, plongeant l'étrange ballet dans la pénombre. Profitant de l'obscurité, je me glissai au dehors, à la fois fascinée et horrifiée par la scène qui se déroulait devant moi. Pour le coup, j'aurais presque cru rêver.

     Cachée dans les ombres, j'observai l'étrange bal qui avait lieu. Les morts dansaient dans un silence surnaturel, leurs pieds flottants presque au-dessus du parquet alors même qu'ils y laissaient des empreintes humides.

     Combien de temps s'écoula pendant que les spectres dansaient leur ronde ? Je n'en avais pas la moindre idée, mais j'étais incapable d'en détourner les yeux.

     Finalement, Cassius cessa de jouer et se leva, tournant des yeux sombres sur l'océan. Je suivis son regard, ignorant les spectres qui s'évaporaient lentement, leur valse emportée par le vent. De leur passage il ne restait plus que les images qui hantaient ma mémoire et les vagues traces de pieds mouillés qui parcouraient le pont.

     Un bruit me fit reporter mon regard sur Cassius. Sa conque lui avait échappé des mains et gisait par terre à ses pieds sans qu'il n'y prête la moindre attention. Il s'approcha alors du bastingage et se hissa dessus avec souplesse.

     Pétrifiée, je le regardai faire. Il semblait fredonner un air qui me sembla familier. Je mis un moment à le reconnaître. La comptine de Pélage...

     Et il sauta.

     Je me précipitai en avant, paniquée. Mais en me penchant sur le garde-corps, je ne vis rien que les vagues et l'écume produites par le bateau. Il avait disparu, sans un bruit, comme s'il s'était simplement envolé.

     Je me retournai, me demandant si je n'avais pas rêvé tout ça. Mais les traces de pas, bien que partiellement évaporés, souillaient toujours le parquet. Et la conque n'avait pas bougé, abandonnée à mes pieds. Je m'en approchai, curieuse, et m'attendais presque à la voir disparaître à son tour. Mais au moment de la ramasser, je la découvris bien tangible dans mes mains. À la faveur de la lune, je l'observai plus attentivement. Elle était splendide et pas aussi lourde que je pensais.

     En y regardant de plus près, j'y découvris des arabesques gravées formant comme des vagues. Magnifique, songeai-je émerveillée. Je reportai un regard sur l'océan et finis par retrouver ma cabine.

     Là, assise sur le rebord du lit, je regardais ma sœur dormir à point fermé avant de m'allonger près d'elle, la conque posée sur ma table de nuit. Je ne sais pas combien de temps je passai à la regarder, tournant et retournant dans mon esprit les images de cette étrange nuit. Je ne savais pas quoi faire. Aurais-je du donner l'alerte ? Un homme à la mer ? Mais était-il seulement à la mer ? Je n'avais rien entendu, pas même une petite éclaboussure.

     D'un autre côté, la scène à laquelle j'avais assisté me semblait si irréelle... Qui me croirait ?

     J'imaginais déjà Esther me dire que j'avais dû rêver éveillée. Et, avec mes nombreuses insomnies de ces derniers jours, j'aurai été tenté de la croire.

     Mais la conque que j'avais ramassée était bien réelle.

     Et toujours là à mon réveil. 

De Vague et d'EcumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant