Chapitre 45

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     Le jour qui suivit me parut comme un rêve, fugace et sans matière. Je ne voyais pas les heures passer, ni les gens.

     Après la disparition de Cassius sous les vagues, je m'étais comme éteinte, repliée sur moi-même, exactement comme l'avait fait Marie-Morgane après la mort de Murphy. Je comprenais mieux son chagrin, sa détresse. J'aurais presque voulu mourir moi aussi. Je trouvais la situation tellement injuste... Typhon l'avait gardé en vie si longtemps, pourquoi n'avait-il rien fait pour le sauver ? Pourquoi Cassius avait-il vécu si longtemps pour mourir ainsi ? Il venait à peine re reprendre goût à la vie... Je lui en voulais tellement, à lui, au ciel, à tous les dieux en fait. J'en voulais à la terre entière de l'avoir abandonné, de me l'avoir enlevé, de l'avoir fait tant souffrir.

     Dans ma cabine, je demeurais allongée en silence, les yeux perdus dans le lointain. J'étais simplement... ailleurs, sans même user de mon don. Personne ne parvint à me faire réagir, pas même Marie-Morgane qui, rafistolée par le médecin de bord, était venu me veiller dès sa sortie de l'infirmerie. Et même si elle partageait mon chagrin, même si son amitié me semblait plus importante aujourd'hui qu'hier, je n'avais pas la force de lui parler, de lui sourire. Si j'étais parfaitement honnête, je n'en avais même pas envie. Je me sentais vide, je me sentais triste et seule. Il me manquait déjà tellement... Je voulais me noyer définitivement dans ma peine, je voulais que mes larmes m'engloutissent, que le silence m'assourdisse au point de ne plus entendre mes propres sanglots. Plus rien n'avait de sens, rien du tout.

     Alors Marie-Morgane demeura là, silencieuse auprès de moi jusqu'à notre arrivée au port de Belhart le lendemain.

     Le bateau, en piteux état, mit un jour de plus à rallier le port de Belhart. Un jour plus silencieux que jamais qui me donna envie de mourir à chaque interminable minute qui s'écoula avant notre arrivée.

     Et quand ce jour arriva enfin, tous les passagers furent évacués. Ces derniers, encore traumatisés par leur traversée chaotique, ne se firent pas prier pour décamper au plus vite. Une foule de curieux avait fini par se rassembler autour de la Sirène. Ce qui devait être une arrivée en fanfare se retrouva rapidement transformée en scène apocalyptique et les habitants de Belhart posèrent des milliers questions, l'incompréhension peignant leurs traits, ce qui était parfaitement compréhensible. Comment une simple croisière avait-elle pu virer ainsi à la catastrophe ? Le grand-mât tenait à peine debout, les voiles étaient en lambeau, la timonerie fumante, le gouvernail complètement tordu, la figure de proue lacérée et la coque et le pont hérissés d'épines d'oursin géantes que l'équipage n'était pas parvenu à arracher du bois tant elles y étaient plantées profondément. Un bien triste spectacle en somme.

     Encore choqués pour la plupart, les passagers racontèrent l'effroyable tempête que nous avions traversé et le monstre qui avait brusquement surgit des profondeurs. Une explication toute banale tomba : le capitaine avait eu des soucis avec son matériel de navigation et avait passé par mégarde sur le territoire d'un monstre marin dans son empressement à vouloir rallier Belhart dans les temps. Au vu de l'état du bateau, personne ne remit leur parole en question.

     Je ne doutais pas un seul instant que le capitaine Thaumas allait se faire taper sur les doigts par sa compagnie. Sans doute les croisières seraient moins longues à l'avenir afin d'éviter les territoires de monstres marins. En définitive, personne ne sut jamais que la chose qui nous avait tant prit avait embarqué avec nous en tant que passagers, et cela sembla demeurer un secret tacite entre l'équipage, le capitaine et ses officiers de bord.

     On parla des nombreuses victimes, d'abord celles des premières semaines de la traversée, Eliza, le couple de troisième classe et Hadrian, dont les corps furent rendus à la mer par manque d'autre moyen de les inhumer. On parla aussi des marins tués par le monstre, à commencer par Murphy découvert cet affreux matin et tous les autres disparus en mer durant cette épouvantable nuit d'orage.

     Personne ne parla de Cassius. Pour les passagers, c'était presque comme s'il n'avait tout bonnement jamais existé, et ça me fendit le cœur un peu plus.

     Enfin parvenu sur le quai, il me fut totalement impossible de profiter de la vue. Belhart était splendide, tout de bâtiments blancs aux tuiles d'or, des roses parant presque chaque mur, de formes et de couleurs variées. Un enchantement pour les yeux mais qui me laissa tristement indifférente.

     Entourée de ma famille, nous tentions de nous frayer un chemin dans la foule. Acanthe me tenait fermement par la main, comme pour m'empêcher de me perdre. Elle ne m'avait pas quitté d'une semelle depuis que je m'étais effondrée, son regard cherchant constamment le mien comme pour me rattacher à la réalité. Ma douce et adorable petite Acanthe...

     En laissant vagabonder mon regard sur la foule, je finis par remarquer Miller, si grand au milieu des badauds. Il portait encore son uniforme, abîmé par les combats de la nuit précédente et semblait un peu faire tache au milieu de cette foule aux couleurs chatoyantes. Son regard était braqué sur une silhouette que je devinai fendre la foule au pas de course. Un instant plus tard, une jeune femme se jeta dans les bras de Miller. Elle le couvrit de baiser, aussi heureuse que soulagée de le retrouver. Ses longs cheveux blond vénitien semblaient briller d'or.

     La fameuse Donatella, en conclus-je avec un mince sourire. Ils étaient tellement beaux tous les deux.

     Ils restèrent enlacé un moment avant qu'elle ne s'écarte pour l'observer sous toutes les coutures, s'assurant qu'il n'était pas blessé. Sa panique et son empressement firent sourire le marin qui l'arrêta pour la rassurer, plongeant un regard emplit d'amour dans le sien. À ses jupons s'accrochait un tout jeune garçon que je devinais être le petit frère de Donatella. Ses yeux brillaient d'admiration en se posant sur Miller. Ce dernier, un sourire radieux aux lèvres, se tourna vers le petit garçon et le souleva dans ses bras pour le saluer. L'enfant n'aurait pas pu paraître plus heureux qu'à cet instant.

     Comme sentant mon regard peser sur eux, Miller se retourna. Il me fit signe, un sourire peiné aux lèvres. En suivant son regard, Donatella me remarqua à son tour. Ses joues semblèrent s'échauffer en réalisant que je les observais. Je leur fis signe à mon tour, un maigre sourire aux lèvres.

     – Elle est magnifique, articulai-je silencieusement.

     Le regard de Miller s'illumina, ravi, alors que Donatella rentrait la tête dans les épaules, les joues écarlates. Acanthe tira sur ma main et je finis par me détourner, suivant ma famille jusqu'au centre-ville.

     La gare était immense, encore plus grande et majestueuse que celle d'Ysméria, tout en arche de cuivre et de statues de marbre. Maman dû presque traîner Esther derrière elle pour l'arracher à sa contemplation. Nous attendions l'arrivée du train quand des éclats de voix nous parvinrent. En nous retournant, nous découvrîmes Marie-Morgane claudiquant à toute vitesse au côté de son père. Cette dernière me tomba presque dans les bras, me serrant fort contre elle avant de planter un regard furieux aux larmes sur moi.

     – Tu ne comptais pas tout de même pas t'en aller sans me dire au revoir, n'est-ce pas ?

     J'eus un sourire contrit. À notre débarquement de la Sirène, une foule de journalistes était tombé sur le capitaine et sa fille, formant comme un raz-de-marée prêt à les submergé. Je n'avais pas eu la force de traverser cette mer humaine pour lui dire au revoir et maman ne m'en aurait pas même laissé le temps.

     – Excuse-moi, maman avait peur de rater le train

     Marie-Morgane serra les lèvres avant d'opiner du chef.

     – Promets-moi qu'on se reverra, insista-t-elle tout de même, que tu viendras nous voir, au moins pour la Première Vague.

     – C'est promis. Et toi, répondis-je en reniflant, promets-moi que tu viendras nous voir de temps en temps. Il n'y a certes pas d'océan à Ventis, mais nos lacs devraient te plaire.

     – Ce serait avec plaisir !

     Le train arriva enfin en gare. Nous nous serrâmes une dernière fois dans nos bras, les yeux aussi brillant de larmes l'une que l'autre. Puis, le cœur encore lourd, je montai dans le train avec ma famille.

     Nous rentrions à la maison.

De Vague et d'EcumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant