Chapitre 24

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     Quelques jours plus tard, le bateau repartit. Mais à nouveau, quelque chose d'horrible se produisit.

     Dans une cabine de la troisième classe, un couple fut retrouvé mort. À nouveau le capitaine mentit sur les causes et les circonstances de leur décès, expliquant qu'une dispute avait éclaté et que le couple s'était entretué. Certains passagers confirmèrent même ces dires, affirmant avoir entendu pas mal de bruit la nuit précédente.

     Cassius et moi, en revanche, ne fûmes pas dupes. Morbius avait encore frappé, c'était évident.

     Et l'inquiétude du capitaine ne faisait que grandir.

     Le soir qui avait suivi la découverte des corps, j'insistai auprès de Cassius pour l'accompagner à l'infirmerie. Le docteur Osborne les y avait entreposé pour les examiner et personne à part le capitaine et les officiers n'étaient autorisés à y entrer. Les consultations – s'il y en avait – se faisant dorénavant à domicile dans les cabines des passagers concernés afin d'éviter un quelconque incident menant à la découverte de la vérité. Une émeute, au milieu de l'océan, aurait été catastrophique comme ne manqua pas de me le rattraper Cassius quand je grimaçai face aux mensonges du capitaine.

     L'infirmerie était plus grande que je ne l'avais imaginé, ses murs recouverts d'un papier peint d'un blanc étourdissant. Il y régnait un ordre presque militaire qui me donna plus de frissons que l'atmosphère froide qui baignait les lieux. Une odeur de désinfectant flottait dans l'air, me piquant les sinus. Je fronçai le nez. Je détestais cette odeur.

     Il n'y avait pas la moindre fenêtre, excepté ce minuscule hublot que je voyais percer le mur d'en face. Pourtant la lumière y était vive, presque trop. Au plafond, des lampes distribuaient une lumière blanche aveuglante. J'aurais pu me croire dans un laboratoire des Terres de Chioné ou en plein milieu d'une cellule de glace.

     À droite, le bureau du médecin s'étendait recouvert de manuel, carnets d'étude et autres babioles qui m'étaient parfaitement inconnu. En voyant tout ce bric-à-brac, je me serais attendu à un joyeux désordre, un peu à l'image de la chambre de Cassius. Pourtant, tout ici était ordonné, bien ranger. Chaque papier, chaque stylo était à sa place, même la blouse du médecin, soigneusement repassait, ne semblait pas arborer le moindre pli de travers. Pas étonnant qu'Esther et Osborne s'entendent aussi bien, ils étaient aussi ordonnés et rigoureux l'un que l'autre.

     À gauche, la pièce s'élargissait encore derrière un grand rideau immaculé. J'y devinais le cabiné de travail du médecin avec son matériel et ses armoires remplies de fioles et médicaments aux noms imprononçables.

     Un nouveau frisson m'ébranla. Je n'aimais pas les cabinés médical. Et je craignais encore plus ce que je m'apprêtais à voir caché derrière ce rideau. Debout devant ce dernier, le médecin de bord nous attendait. Derrière lui, je devinais les corps étendus sur une table, recouverts d'un linceul. Quelles horreurs allais-je découvrir cette fois ?

     – Vous êtes sûre de vous ? me demanda tout de même Osborne.

     Je lui jetai un regard. Ses yeux étaient toujours aussi glaciaux, mais je pouvais y voir briller un éclat de compassion. Il s'inquiétait sincèrement. Je pinçai les lèvres, anxieuse. Non, je n'étais pas sûre. Pire, je ne le voulais pas du tout, pas après tout ce que j'avais déjà vu. Les images du corps d'Eliza me hantaient même toujours et j'étais certaine que si je dormais comme tout le monde, j'en ferais d'atroces cauchemars. Mais je le devais. Pour elle. Pour eux. Et pour toutes les victimes à venir que je voulais éviter.

     Alors je hochai la tête.

     – Oui. Oui, je dois le voir par moi-même.

     Osborne m'observa un moment, dubitatif avant de nous inviter à passer le rideau. De l'autre côté, l'ambiance était lugubre et encore plus glacée. Et alors que le médecin se plaçait de l'autre côté des corps, je sentis la chair de poule me monter, mais elle n'avait rien à voir avec le froid qui régnait. Lorsqu'il les découvrit, je sentis mon estomac se retourner. Ce n'était certainement pas aussi horrible que ce que j'avais pu voir du corps d'Eliza – leurs yeux étaient fermés et aucune immonde odeur de décomposition ne nous parvenait encore – mais ça n'était quand même pas joli à voir.

     Leurs gorges avaient été arrachées, et même d'ici je pouvais voir les traces de morsures qui entouraient les plaies. Mais, contrairement à Eliza, leur cage thoracique n'avait pas été ouverte, juste... perforée. Comme si Morbius y avait passé son poing.

     Je remarquai aussi la présence d'égratignures un peu partout sur leur peau, ainsi que des ecchymoses. Ils semblaient s'être débattu. Je serrai les poings. Combien de temps avait duré leur cauchemar ? Morbius s'était-il amusé avec eux aussi longtemps qu'il semblait l'avoir fait pour ses autres victimes ? Mais dans ce cas, pourquoi une atteinte au corps si différente ?

      – À part ces quelques contusions que vous pouvez voir et la gorge manquante, expliqua calmement le médecin, j'ai remarqué la disparition de leur cœur.

     – Leur cœur ? fis-je en fronçant le nez.

     Osborne hocha la tête. À côté de moi, Cassius s'assombrit.

     – C'est son œuvre, conclut-il sombrement. Il n'y a aucun doute.

     – Alors il a...

     – Non, me coupa-t-il, il n'a pas changé de corps.

     – Mais alors... leur cœur il les a...

     J'eus un haut-le-cœur et plaquai une main sur ma bouche. Le silence de Cassius était on ne peut plus éloquent. Morbius les avait mangés, il leur avait dévoré le cœur.

     – Quelle horreur... murmurai-je pour moi-même en reposant un regard sur les victimes.

     Ils étaient encore si jeunes. Ça me rendait malade.

     – Ces victimes-là, dit soudain Cassius en s'en approchant pour les étudier de plus près, ne sont qu'un avant-goût de son appétit naissant. Ses corps de substitutions ne lui suffisent plus, bientôt il sera beaucoup moins discret.

     Et cette nouvelle ne me rassurait guère.

     Il y eut un long silence assez inconfortable durant lequel je passai nerveusement d'une jambe sur l'autre.

     – Mais pourquoi se contenter de si peu s'il est si vorace que tu le dis ? questionna alors le médecin. Pourquoi ne dévorer que le cœur et laisser le reste ?

     Une ombre sembla passer devant les yeux de Cassius, assombrissant un peu plus son regard.

     – Une vieille croyance dit que les dieux nous auraient offert, au tout début du monde, le souffle de vie, une énergie vitale qui se trouverait juste ici, raconta-t-il en posant une main au-dessus de sa poitrine. Morbius est un être très ancien et très sensible aux énergies. Bien qu'il éprouve un appétit immodéré pour la chair et le sang, c'est l'énergie qu'il recherche avant tout, parce que c'est l'énergie qui lui manque pour redevenir ce qu'il était.

     – Donc, résuma le médecin en se tenant le menton, tu dis que Morbius se cache pour chasser afin de reconstituer sa propre énergie.

    Cassius opina.

     – Quand j'y pense, dit Osborne, songeur, ses victimes n'ont été jusqu'à présent que des jeunes gens en bonne santé. Cela se tient.

     Si je n'avais pas été aussi inquiète, j'aurais pu me demander comment, face à une situation pareille, Osborne parvenait encore à éprouver du scepticisme. En ce qui me concernait, je me fichais pas mal de savoir ce que ce monstre recherchait – même si cela expliquait comment Morbius avait pu me voir cette nuit-là alors que je n'étais qu'un spectre. Non, ce qui m'inquiétait, moi, c'était quand est-ce qu'il tuerait à nouveau.

     – Tu crois qu'il va bientôt recommencer ? demandai-je finalement, incapable de me retenir plus longtemps.

     – Sans doute, répondit-il d'une voix hachée.

     Et il recouvrit les corps.

     Je pinçai les lèvres. Quand ? C'était tout là la question. Quand aurait-il encore faim ? Quand se remettrait-il en chasse ?

     Et qui en pâtirait alors ?

De Vague et d'EcumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant