Chapitre 33

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     Les jours suivants me parurent plus douloureux encore. Cassius les passa à m'éviter soigneusement, fuyant jusqu'à mon regard. Au moins semblait-il avoir un peu honte de son comportement. Mais la blessure n'en demeurait pas moins cuisante et l'humiliation mordante. Qu'avais-je donc fait ? Que pouvait-il bien me reprocher pour me fuir ainsi ?

     J'avais hâte de rejoindre le port, hâte de quitter ce bateau de malheur et de rentrer chez moi, le plus loin possible de cet océan et de tous ses monstres. Jamais je n'aurais cru que Ventis me manquerait à ce point.

     J'en avais assez de me battre, assez de courir après des chimères, que ce soit Morbius ou le cœur de Cassius. Je n'étais pas venue à bord pour souffrir, je n'étais pas là pour subir autant. Et je lui en voulais tellement de me faire ressentir tout ça. Ma colère n'en devenait que plus forte à mesure que le temps passait. Parce que, plus le silence et la distance entre nous se prolongeait, plus il me manquait. Je regrettais la sensation de sa main dans la mienne, son parfum autour de moi. Sa simple présence à mes côtés me manquait. Son sourire si discret, son regard si intense.

     Maman avait bien remarqué que quelque chose n'allait pas. J'avais changé. Moi qui m'étais ouverte ces derniers jours, je m'étais brusquement refermée, repliée sur moi-même. Mon sourire s'était évaporé, mes cernes s'étaient intensifiés et mon humeur s'assombrissait de jour en jour. Je n'étais plus la même. En fait, je me sentais comme un fantôme errant sur le pont sans but. Je me sentais vide. Je me sentais triste. Pourtant, et malgré ses nombreuses tentatives de me faire parler, je refusais de lui dire la vérité. Je craignais de ne plus pouvoir m'arrêter de parler et raconter la présence de Morbius à bord, les horreurs que j'avais vu, ça n'aurait fait que l'inquiéter davantage. Et il en était hors de question. Alors je me tus et souris faiblement, expliquant vaguement m'être disputé avec Cassius.

     J'étais consciente que Maman ne me croyait qu'à moitié. Bien sûr la soudaine distance entre nous jouait en ma faveur, mais une simple dispute n'aurait jamais pu expliquer l'état catastrophique de ma cabine ni l'air malheureux que nous arborions tous les deux.

     Ma cabine, d'ailleurs, avait été rangé. Je l'avais découverte comme neuve le lendemain après le petit-déjeuner. Marie-Morgane y avait veillé et je lui en étais on ne peut plus reconnaissante. Ainsi Acanthe n'avait pas vu dans quel état j'avais mis la pièce.

     Maman m'avait dit que le mieux que nous pouvions faire était de nous expliquer Cassius et moi, mettre les choses à plat. Mais je n'étais même pas certaine d'en avoir seulement envie, et Maman le comprit rapidement. J'avais bien trop mal et je refusais de faire le premier pas.

     De toute façon, et c'était sans doute le plus triste, j'étais certaine qu'il ne m'écouterait pas. Sans doute trouverait-il un prétexte pour s'esquiver comme il l'avait fait les premières fois où j'avais tenté de lui adresser la parole, ne serait-ce que pour parler du monstre qui rôdait et de ce que nous pourrions bien faire pour le trouver. Mais même ça, Cassius semblait ne plus vouloir en parler avec moi. Alors nous expliquer ? C'était peine perdue.

     Morbius ne s'était pas non plus montré. Depuis que nous avions failli le découvrir des jours plus tôt, le monstre semblait se faire discret. Et c'est ce qui m'inquiétait le plus. Ce silence m'angoissait, c'était comme le calme avant la tempête. Quand frapperait-il à nouveau ? Que préparait-il ? Nous n'en avions aucune idée et je ne parvenais toujours pas à le trouver malgré mes dernières tentatives solitaires.


     Ce matin-là, la Sirène accosta au port de Sombrelieu dans les Terres de la Nuit. C'était notre dernière escale avant notre arrivée finale à Belhart. Et il me tardait d'y être...

     Nous fûmes nombreux à débarquer pour explorer. Et comme pour Pélage, le capitaine nous donna un certain temps de visite avant que nous ne repartions, l'équipage en profitant pour se réapprovisionner. Et comme lors de notre première escale, Marie-Morgane s'amusa à endosser le rôle de guide touristique pour ma famille et moi.

     Bien que mon humeur ne fût pas au beau fixe, celle de mes sœurs était on ne peut plus enthousiaste. Si j'étais déjà allé dans les Terres de la Nuit dans mon enfance, c'était la première fois que les filles découvraient les décors du pays de Nocturna, et je devais bien le reconnaître, cette région m'avait manqué.

     Sombrelieu était immense, peut-être même plus que sa capitale, Argencour. Ici les bâtiments arboraient les mêmes teintes de nuit avec ses tuiles d'ardoises et ses pavés anthracites. J'aimais beaucoup l'ambiance douce qui y régnait, à mille lieues de l'agitation permanente d'Ysméria que nous avions pu découvrir. Mais la ville n'en demeurait pas moins vivante, contrairement à Ventis qui ressemblait plus à un immense sanctuaire qu'à une capitale foisonnante. La place du marché était particulièrement attrayante avec ses kilomètres de stands animés et colorés. Cela me rappela peu de celui de Pélage, les coquillages en moins.

      Le plus troublant, sans doute, c'était qu'ici je me fondais parfaitement dans la masse. Je n'étais plus cette tâche sombre qui se remarquait si vite à Ventis. Dans les Terres de la Nuit, les cheveux sombres et les peaux pâles étaient légion. C'était presque comme si je retournais dans ma région natale alors même que je n'y étais pas née. Je m'étais toujours sentis comme un imposteur dans les Terres de Zéphyr, ici je me sentais étrangement à ma place, plus proche que jamais de ma Déesse de Naissance.

     Et alors que Marie-Morgane régalait Esther et mes parents de toutes sortes d'anecdotes sur Sombrelieu et ses merveilles qu'elle avait déjà eu le plaisir de visiter, je remarquai que Cassius, comme une grande partie de l'équipage, ne mit pas pied à terre.

     Je le vis debout sur le gaillard d'arrière à nous regarder nous enfoncer dans la foule de visiteurs. Il semblait encore plus sombre qu'avant, ses iris rendus quasi-noir par les ombres qui les hantaient. Nos regards se croisèrent. J'y lus une immense tristesse qui me serra le cœur. Je me détournai la première. Qu'il aille donc au Diable, me dis-je amèrement. Et je poursuivis la visite, écoutant à peine Marie-Morgane nous faire l'historique de ces rues animées. Je remarquai à peine cette boutique d'astronomie à la devanture constellée d'étoiles peintes qui fascina Esther, me souciais encore moins de Rowan qui s'amusa à escalader un vieil arbre pour en toucher les lanternes en papiers suspendues, ni même la petite Acanthe qui se retrouva subjuguée par cette collection d'attrape-rêves vendu dans une petite échoppe au drôle de nom. Je ne remarquai pas non plus mon père s'extasier sur toutes les plantes qui l'entouraient, sur ces lierres qui rongeaient les façades et leur étrange feuillage pailleté d'argent.

     En revanche, je sentais bien les regards que Maman et Marie-Morgane me lançaient régulièrement, comme pour s'assurer que je ne m'aventurerai pas dans une ruelle sombre pour y disparaître. Leur inquiétude me mettait mal à l'aise autant qu'elle me touchait. Je fis mon possible pour les ignorer.

     Quand Marie-Morgane vint me prendre le bras pour m'emmener regarder quelques décorations que nous pourrions ramener à la maison, je lui souris faiblement, mais ne parvenais pas à me sortir Cassius de la tête. Ni lui, ni la douleur que j'éprouvais de son silence, d'être seulement loin de lui.

     À un carrefour, alors que j'observais une vitrine exposant des toiles aux décors fabuleux, je remarquai un couple se tenir la main. Ils se regardaient amoureusement, ignorant la foule qui les entourait. Ils semblaient seuls au monde dans leur bulle. J'en avais mal au cœur de les voir si heureux, si épanouis. Je les enviais, cruellement, douloureusement. Les yeux brûlants de nouvelles larmes, je me détournai.

     Vivement notre arrivée à Belhart, me dis-je. Vivement que je rentre chez moi.  

De Vague et d'EcumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant