Chapitre 12

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     Rowan trottinait gaiment sur le gaillard d'avant, Esther sur ses talons. Je voyais le plancher défiler sous ses pieds, je voyais tout ce qu'elle voyait. Ses perceptions se mélangeaient aux miennes, la limite entre nos sens se brouillait dans mon esprit. Où commençait son corps ? Où s'arrêtait le mien ? Nous ne formions plus qu'un et j'étais la seule à le savoir, à le sentir.

     – Je te parie que je peux aller jusqu'au bout de ce truc sans tomber ! s'exclama-t-elle alors.

     – Ce n'est pas un truc mais un beaupré, la reprit Esther en replaçant ses lunettes sur son nez. Et tu ne devrais définitivement pas faire ça.

     – C'est ce qu'on verra !

     Rowan sauta sur le bastingage puis sur le mât, les bras tendus de part et d'autre d'elle, progressant comme une funambule. Je la sentais repenser à ce cirque que nous avions vu en ville un été, à ces trapézistes qui l'avaient fasciné, à son goût prononcé pour les hauteurs. Je sentais son sourire, son cœur qui battait vite et fort, l'excitation de l'interdit qui électrisait tout son corps, le plaisir sans nom d'agacer sa jumelle.

     Sous ses pieds, les vagues ondulaient.

     – Je suis la reine du monde ! cria-t-elle une fois parvenue au bout.

     C'était comme si nos corps ne faisaient plus qu'un avec l'océan, comme si les vagues et la Sirène devenaient une extension de nous-même. C'était grisant. C'était magique.

     – La reine du monde pourrait revenir ? lui cria Esther en retour juste derrière elle – l'inquiétude perçait dans sa voix. Tu vas finir par tomber !

     – Mais non ! la rabroua Rowan. Regarde une peu l'experte !

     Elle se mit à sautiller sur le beaupré, faisant même quelques pas de danse sous le regard nerveux d'Esther. Et alors qu'elle opérait une nouvelle pirouette, son pied glissa sur le mât. Je sentis ma sœur se figer et, l'espace d'une terrible seconde, c'est moi qui tombais dans le vide.

     – La corde ! hurlai-je intérieurement.

     Et, par miracle, Rowan se rattrapa au dernier moment à la corde au-dessus de sa tête. Elle prit quelques secondes pour reprendre son souffle, se redresser. Nos cœurs battaient vite, le mien comme un lointain écho de celui de ma sœur. Et tous deux battaient si fort que j'avais l'impression qu'il allait bondir en dehors de ma poitrine.

     Rowan se retourna, posant un regard écarquillé sur sa jumelle. Elle exultait, je la sentais fébrile, encore tremblante. Mais la frayeur sembla s'évanouir aussi vite qu'elle était arrivée. Comment faisait-elle pour ne jamais avoir peur de rien ? Même coincée dans sa tête, je ne parvenais pas à comprendre.

     – T'as vu ça ? T'AS VU CA ? Je suis trop forte ! Wouhou !

     Et elle continua de sauter sur le beaupré, mais – et je savais qu'Esther l'avait également remarqué – sans lâcher la corde. Cette dernière soupira autant de soulagement que de dépit. Elle secoua la tête et finit par sortir une montre de sa poche.

     – Continue de t'amuser si ça te chante, moi je vais aller chercher Meredith !

     Rowan ne l'entendit même pas, trop occupée à présent à essayer de toucher la tête de la figure de proue.

     C'est à cet instant que je me sentis m'éloigner, survolant la scène comme un spectre. Un sourire attendri se dessina sur mes lèvres en les regardant. Et, alors que je retrouvais mon corps, l'écho d'un rire maléfique me suivis, ce même rire que j'avais entendu dans les abysses de mon sommeil, ce même rire qui me semblait à présent bien trop proche pour ne pas être un mauvais présage.

De Vague et d'EcumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant