Chapitre 37

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     Quand l'aube se leva enfin, les images de la nuit flottaient toujours dans mon esprit. J'étais perturbée, terrifiée.

     Tôt ce matin-là, je ne pouvais m'empêcher de tourner en rond dans la cabine de Marie-Morgane. Une sourde inquiétude me dévorait les entrailles et je ne savais plus quoi faire. Dans son lit, mon amie dormait toujours paisiblement. Sincèrement, je l'enviais. Pouvoir dormir, se reposer dans des rêves plus léger qu'une plume...

     J'étais sur le point de la réveiller quand un bruit de cavalcade s'en chargea. Marie-Morgane se redressa dans ses couvertures, l'esprit encore embrumé par le sommeil.

     – Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle d'une voix pâteuse en se frottant les yeux.

     – Je n'en ai aucune idée, avouai-je en tendant l'oreille.

     Quand des cris commencèrent à fuser, Marie-Morgane et moi nous redressâmes vivement.

     – Viens ! dit-elle en m'attrapant pour me conduire au-dehors.

     Un châle jeté rapidement sur les épaules, nous nous précipitâmes sur le pont.

     Une foule s'était formé au pied du grand mât, tout en exclamations horrifiées et en sanglots bruyants. Nous nous jetâmes un regard, interloquée. En descendant sur le pont, nous finîmes par nous enfoncer dans la foule.

     – Que se passe-t-il ? demanda Marie-Morgane à l'un des marins à nos côtés.

     Incapable de lui répondre, l'homme tendit un doigt tremblant vers le sommet du mât. Et aussitôt nous nous pétrifiâmes.

     Marie-Morgane hurla avant de jouer des coudes, se précipitant vers le mât autour duquel les officiers et le capitaine essayaient de grimper. Cassius surgit alors pour la retenir, l'empêchant d'aller plus loin alors que son père lui disait de reculer. Le chaos s'était définitivement emparé du pont de la Sirène.

     Pour ma part, j'étais incapable de détourner les yeux de cette vision d'horreur. L'effroyable réalité me rattrapa bien trop vite, me brisant le cœur, me retournant l'estomac.

     Murphy était accroché au grand-mât, son corps pendant mollement aux clous plantés dans ses mains et sa poitrine. Autour de son cou, le collier de coquillage que lui avait fabriqué Marie-Morgane se balançait doucement, intact. Sa tête pendait, couverte de sang qui gouttait sur le pont et les officiers qui luttaient pour le détacher. Il avait été massacré, son corps mutilé. Si son visage n'avait pas été intact, jamais nous n'aurions su l'identifier. Et ça ne rendait la situation que plus terrible encore. Parce que c'était bien lui, c'était Murphy. Et il était mort.

     Marie-Morgane pleurait, l'appelait de toutes ses forces. Mais Murphy demeurait éteint, ses yeux sans vie braqué sur l'océan. Et chacun de ses appelles désespérés me déchirait le cœur à mesure que je réalisai. Cette horrible vision de la nuit dernière, ces images effroyables que je priais de toute mes forces pour que ce soit un simple cauchemar, le premier, le plus horrible... c'était la réalité, la terrible réalité.

     J'en avais la nausée. Mon ventre était noué, mon souffle s'affola mais jamais je ne quittai des yeux l'image de mon ami cloué au mât. Et la crise de panique me submergea, faisant trembler mes membres, me faisant monter les larmes aux yeux. Je pleurai à mon tour, silencieusement dans la clameur déjà atroce. Je pleurai en suppliant les dieux que ce ne soit pas vrai, que rien de tout cela ne soit vrai. Le bruit autour de moi me sembla soudain trop fort. Je plaquai des mains sur mes oreilles, m'arrachai presque les cheveux de désespoir. Pas lui... pas lui... pitié pas lui...

     Cassius se retourna soudain et croisa mon regard. Il ne lui fallut qu'une fraction de seconde pour comprendre. Et son expression ne se fit que plus désemparé encore. Car j'avais assisté à la scène, j'avais tout vu dans les moindres détails et je n'avais rien dit. La culpabilité finit de me rendre malade, me tordant les entrailles presque aussi fort que le chagrin qui m'envahit.

     Au loin dans la brise, il me sembla entendre le rire de Morbius. En me retournant, je découvris la femme de cette nuit-là dans la cabine de Cassius, celle derrière laquelle se cachait le monstre.

     – Que le spectacle commence...

     Elle n'avait pas ouvert la bouche, mais les mots furent limpides dans mon esprit. Et, sans qu'on ne puisse rien faire, alors même que Miller et le Rufus parvenaient enfin à décrocher le corps de Murphy du mât, la femme sauta à l'eau, dans l'indifférence la plus totale, comme si elle n'avait purement et simplement jamais existé.

     Et dès l'instant où Morbius toucha l'eau, le ciel se couvrit d'épais nuages. L'orage gronda, sombre présage. 

De Vague et d'EcumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant