Chapitre 36

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     Il faisait sombre. Je regardais autour de moi. J'attendais. Mais quoi ? Je l'ignorais.

     Je sentais mon estomac gronder, se contracter. Ma langue s'agitait. J'avais faim. Mais était-ce vraiment moi ?

     Du mouvement non loin. Je relevai la tête. Une lumière approchait. C'était un marin. Je me léchai les babines. J'entendais le jeune homme rouspéter après le cuistot. Il ne me voyait pas. Mon cœur rata un battement en reconnaissant la voix de Murphy. Alors qu'il s'apprêtait à remonter, je bougeai.

     Du bruit. Sur les premières marches de l'escalier, le matelot s'arrêta. Il leva bien haut sa lanterne, essayant de percer les ténèbres épaisses qui m'entouraient. Des bourdonnements dans ma tête. Je voulais partir. Je voulais m'enfuir.

     J'étais coincée.

     Je tentai de bouger, de réagir. J'aurai voulu lui hurler de partir mais je me retrouvais prisonnière de mon corps qui ondule et rampe. Ma salive emplit ma bouche, coula de mes lèvres. J'avais faim, si faim.

     – Il y a quelqu'un ? demanda le matelot, les sourcils froncés.

     Je sentis un frisson me remonter l'échine. Je jubilais. Oui, oui, approche, viens, m'entendis-je penser. Mais cette voix dans ma tête n'était pas la mienne. Il ne me vit pas le contourner. Je ricanai face à sa maigre défense, un simple couteau dégainé, si petit. Ridicule, gronda la voix en moi.

     Je fondis sur lui. Toute de crocs et de griffes, j'attaquai. Murphy se défendit. Et je hurlai toujours plus fort intérieurement. Va-t-en ! Va-t-en ! PITIÉ VA-T-EN ! Mais aucun de mes mots ne lui parvenaient.

     Murphy parvint à remonter l'escalier, filant dans les ponts inférieurs. Et le monstre le suivit, étendant son corps toujours plus loin, toujours plus vite. Il s'amusa à lui laisser une mince avance, se régalant de la peur du marin, s'extasiant de sentir son espoir quand il lui laissait du terrain avant de se rapprocher toujours plus prêt.

     Il sentait la peur et la panique, parfum qui nous donnait encore plus faim de sa chair, plus soif de son sang. Qu'il serait bon de le croquer enfin. Qu'il serait amusant de le voir se tortiller sous nos griffes. Et rapidement, trop rapidement sans doute, nous eûmes l'ascendant sur lui. Un tentacule s'enroula autour de la cheville de Murphy, la tirant si brutalement en arrière que le marin s'effondra le souffle coupé. Notre corps rampa sur lui. Il nous semblait presque entendre le son délicieux de ce cœur à l'agonie. Il battait si vite. Je sentis un rire remonter le long de ma gorge avant d'en secouer tout mon être. Le monstre riait de sa terreur. Nous riions en chœur.

     Au moment où nos crocs s'abattirent sur Murphy, ce fut le trou noir.

     Je ne voyais plus rien, n'entendais plus que des murmures, la voix de Morbius qui répétait mon nom à l'infini et finalement ce rire.

     – Bientôt, murmurait-il comme une menace. Bientôt...

     Je me réveillai en sursaut, me redressant si violement dans le lit que je vis des étoiles danser devant mes yeux. Le souffle court, je regardai partout autour de moi, terrifié à l'idée d'y voir le monstre.

     À côté de moi, Marie-Morgane dormait toujours à poing fermé. La voir si paisible me calma un peu, même s'il me fallut de longues secondes avant de me rappeler qu'elle m'avait proposé une soirée pyjama la veille.

     Mais malgré ce constat, mon cœur refusait de se calmer, continuant cette course effrénée dans ma poitrine. J'essayai de me calmer, et pensai tout de suite à rejoindre Cassius pour me fondre dans ses bras. Mais alors que mes pieds touchaient le sol, le souvenir de sa froide indifférence éclata dans ma mémoire, plus violent qu'un coup de fouet. Je me figeai aussitôt dans mon élan et me rembrunit. Je ne pouvais pas aller le voir, hors de question. À la place, je ramenai mes genoux à ma poitrine et me blottis dans mes oreillers, attendant que le jour se lève enfin.

     – Ça ne peut pas être réel, me répétai-je inlassablement. C'est impossible... impossible...

     Mais plus je le disais, moins je le croyais. Et le doute m'envahit. Était-ce un simple cauchemar ou avais-je été une nouvelle fois témoin d'une scène plus horrible encore que tout ce que j'avais déjà pu voir ? 

De Vague et d'EcumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant