Chapitre 17 : Même pas une ombre

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C'est la première fois, depuis plus d'un mois, qu'on se retrouve tous autour de la grande table du salon royal pour le dîner. Il n'y vraiment pas besoin de vous décrire l'ambiance pesante qu'il y a. À son arrivée, Marek m'a salué le plus platement qui soit et s'est assis. Mais depuis, il n'a rien ajouté de plus. Quand à Ellen, elle n'ose même pas m'adresser la parole. Nerveuse, je tourne ma cuillère dans mon assiette, sans avoir la force d'avaler quoi que ce soit.

   — Marek ? commençé-je timidement.

   — Oui ?

   — Je...mon père est malade et demande urgemment ma présence à ses côtés.

Marek ne dit rien et continue de manger. J'attends vainement une réponse, mais toujours rien au bout de plus de cinq minutes. J'ai les mains moites, paniquant intérieurement, comme une petite orpheline qui demande une faveur à ses maitres.

   — Marek ? Ai-je ta permission ?

   — Tu pourrais avoir un peu plus de respect pour ton roi en le laissant terminer son repas, non ? me coupe Ellen.

Je me tais jusqu'à la fin du repas, toujours incapable d'avaler quoi que ce soit. Marek se lève de table sans une seule attention à mon égard, son repas terminé.

   — Tu as le droit d'y aller Uméïra. Mais ne t'y éternise pas, tu as des obligations ici.

   — De toute façon, son départ ne changera rien à la vie du royaume, ajoute Ellen non sans une petite œillade de courtoisie.

   — Mère ? S'il-vous plait, intervient Marek.

Après sa remarque méchante, elle se tait comme le lui ordonne Marek, satisfaite d'avoir dit ce qu'elle avait sur le cœur. Dans les yeux de ma belle-mère, je lis une haine terrible. Pourquoi me hait-elle autant ? C'est vrai que je n'ai pas encore enfanté, mais il y a à peine un an que je suis mariée.
Une chose est sûre, mon départ lui fait très plaisir. Et moi qui me faisait un sang d'encre au cas-où ils refuseraient que je sorte du royaume, je ne peux que m'estimer heureuse que leur plus grand souhait soit de se débarrasser de moi. Le même affreux spectacle se produit à chaque fois que je les vois. Mais c'est impossible d'être imperméables à ce genre de cruautés gratuites. Anéantie une fois de plus, je monte me préparer pour mon voyage du lendemain. Je prends juste l'essentiel et me couche toute seule, comme depuis plusieurs mois, à attendre que Marek vienne, ne serait-ce que dormir à mes côtés. Mais rien, pas l'ombre de sa présence jusqu'au matin. Combien de temps vais-je me sentir aussi seule ? Suis-je définitivement stérile ? De toute la nuit, je ne ferme pas l'œil, hantée par ces questions sans réponses.

*

Mon voyage tire à sa fin. J'aperçois enfin les premières maisons d'Heldor : les toits couleur rouille se font frapper du soleil tropical, et des dizaines de gamins sont tous réunis sûrement depuis très tôt le matin pour jouer jusqu'à pas d'heure. Ça fait du bien d'être de retour à la maison. Tout m'est si familier, et l'air si doux, contrairement à l'atmosphère étouffante dans laquelle je baigne à Athéna. Tous les serviteurs de la cour royale accourent m'accueillir et je leur confie tous les présents que j'ai apporté. Décidée à oublier mes problèmes personnels pour m'occuper convenablement de mon père, je monte directement à ses appartements, sans même ouvrir la moindre valise. J'ouvre la porte et voit ma mère, affairée à tremper une serviette dans de l'eau chaude pour la déposer tendrement sur le front de mon géniteur. Il semble vraiment mal en point et ça m'afflige de voir son état plus critique que je ne l'avais imaginé.

   — Père ? Je suis là.

   — Qui est-ce Yanna ? demande-t-il à ma mère, les yeux clos.

   — Armin, c'est Uméïra, ta fille.

Il se tourne enfin vers moi et ouvre les yeux pendant que je l'approche. Son visage ridé par la maladie se peint d'un sourire, traduisant son immense joie de me voir.

   — Uméïra, ma chérie...comment tu vas ? Tu as pu venir, je suis tellement content que tu sois là, pour que je puisse te voir une dernière fois.

   — Père, ne tenez pas ce genre de propos, sinon vous vous attirerez le malheur.

   — Ma fille, il faut savoir être réaliste dans la vie.

Je préfère ignorer ses propos et lui fait un énorme câlin, à lui ainsi qu'à ma mère, après quoi je prends place juste à côté.

   — Je suis fatiguée de lui répéter les même choses Uméïra, il refuse de m'écouter. Il est persuadé qu'il mourra de cette simple fatigue.

   — Ce n'est pas de la fatigue Yanna, je sens qu'il ne me reste plus beaucoup de temps, je sens que ça ne va pas.

   — Quand avez-vous senti cela pour la première fois ?

   — Ça fait plus de trois mois que je me sens constamment fatigué, et après quelques jours de repos, ça passe. Mais là, j'ai du mal à être optimiste.

   — Armin, si toi, le roi, tu te laisses aller, à qui reviendra la gestion du royaume ?

   — C'est pour cela que je tenais tant à voir Uméïra. Même si elle ne fera que deux jours ici, il fallait qu'elle vienne.

   — De quoi voulez-vous me parler, père ?

   — Dans un premier temps, ta mère prendra fonction en tant que reine, à la tête de toutes les affaires du royaume. Mais je vais te confier mon neveu de dix ans et tu vas le former jusqu'à ce qu'il ait l'âge de gouverner.

   — Nehal ? C'est lui qui prendra ta place ? Mais papa...

   — Pas de mais qui tienne Uméïra. Je t'aime, tu es ma fille, mais s'il y a une chose que je ne peux t'accorder, c'est le trône.

Il se met à tousser sans interruption mais finit par se calmer et se recouche en fermant les yeux, respirant bruyamment.

   — Laissons ton père se reposer Uméïra, il ne se sent pas très bien ce matin en particulier. Et toi tu viens d'effectuer un voyage, va te reposer aussi ma chérie.

Elle m'accompagne jusqu'à ma chambre, où je m'assois sur le lit, et me mets à sangloter. J'ai honte, en repensant à tous ces agréables souvenirs d'enfance, qui ont finalement laissés place à une femme mariée malheureuse, stérile, et peut-être bientôt orpheline de père. Mon cœur est consumé de chagrin à l'idée que mon père n'a même pas connu de petit fils. Tout ça par ma faute.

   — Ma tulipe ? Ça ne va pas ? Pourquoi tu pleures ?

En entendant la voix de mamie Rhoda, je me redresse et laisse ma grand-mère me blottir contre elle, pendant qu'elle me caresse tendrement la nuque. Elle m'a tellement manquée que c'était ce dont j'avais le plus besoin : Vider mon ruisseau de larmes dans le creux de sa maternelle poitrine, lui parler de mes inquiétudes et de mes peines les plus profondes...

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M'accorderez-Vous Cette Danse ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant