XXV. A chacun son maître

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Chapitre XXVA CHACUN SON MAITRE




Une soirée entière à m'épuiser pour tenter de faire pousser cette fichue fleur a eu raison de ma patience. James me répète sans cesse que je n'aborde pas le problème par le bon bout. Mais bon sang de Penseur, par quel bout faut-il le prendre ?

Je m'assois devant la tige jaunie, et je lui répète, inlassablement -ou pas d'ailleurs, car je commence à en avoir assez, très sérieusement-, de pousser. Elle ne m'écoute pas. Il ne se passe rien. Je n'en ressens rien.

— Tu n'as pas d'ordre à lui donner, m'a précisé James assis au bout de la table, dans la bibliothèque où trône ce pot débile de jardinage plus débile encore. Elle ne peut l'entendre, réfléchis une seconde.

Il me le dit comme si c'était évident. Comme si j'étais profondément stupide à croire que la fleur avait la capacité consciente de m'obéir.

— C'est à son Essence que tu dois parler, et, par extension, à la tienne, en réalité.

Mais ça ne veut rien dire, pour moi. Ses mots sont aussi absurdes que ces exercices.

Nous n'avons qu'un jour de repos par semaine, au Stikos. Et depuis quelques temps, j'emploie le mien à tout, sauf à me reposer. Rattraper mes Enseignements, m'acharner sur la fleur, subir les pierres... Mes cycles approchent, et je me décourage.

C'est peut-être cette profonde lassitude que mon maître a sentie, car aujourd'hui, unique journée de libre, donc, il décide de nous faire quitter le manoir.

— J'en ai autant besoin que toi, m'assure-t-il lorsque nous dépassons le perron délabré.

Notre marche dans les quartiers Nord est paisible, bien que trop fraîche, sous le vent hivernal. Je réalise, alors que sa silhouette cadavérique progresse à mes côtés, que c'est la première fois que nous passons un instant ensemble hors des murs de granit de la demeure Sayag.

Une vague lointaine d'angoisse tapisse mon plexus lorsque je me souviens de ses paroles : « Il se cache. Il a beaucoup d'ennemis. ». Mon pas se fait plus lent, prudent, en vérité, et il le perçoit :

— Un problème ?

— Ce n'est pas dangereux pour vous, de vous exposer, comme ça ?

Un sourire fend ses lèvres trop fines, sans dévoiler ses dents. Je n'arrive pas à identifier ce qu'il divulgue, comme émotion.

— C'est très aimable à toi de vouloir me protéger, Hélianne.

Il n'en dira pas plus.

Nous continuions d'errer dans les rues froides du quartier, ou plutôt, nous « flânons », c'est un meilleur terme. Et je dois reconnaître que l'instant est étonnement agréable. Les pierres blanches, les demeures somptueuses que je n'ai pas besoin d'ouvrir de force aujourd'hui, les glycines sur les murets... Tout est apaisant, doux, silencieux.

— Quel âge vous avez, James ? demandé-je alors qu'il tourne au carrefour de deux ruelles.

— Enfin, ça ne se demande pas.

Mais je sais qu'il se moque. Les mains dans les poches de son manteau, il continue son pas tranquille tout en m'avouant :

— J'ai quatre-vingt-huit ans. Ne fais pas cette tête, ajoute-t-il alors que mes yeux ont manqué de quitter leur orbite, nous vieillissons bien plus lentement que les continentaux.

— Espérance de vie moyenne ? questionné-je du ton le plus détaché, le plus scolaire possible.

— Cent-cinquante, deux cents.

La Troisième Rive [ROMANTAISY]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant