Prologue
Cette fois, il est dans un bar, une cave-à-baie qui me semble se situer dans les quartiers Est. C'est étonnant, parce que, généralement, ce n'est pas dans ce coin qu'il se trouve. Je l'ai souvent vu sur les continents Annexes, sur le grand C, jamais ici, à la Régence elle-même.
Pourtant, je suis presque sûre que c'est une cave du Régent. On les reconnait à l'architecture, aux pierres roses qui servent de mur, aux lampes de cristal pendant du plafond, et au choix du bois : de l'ébène, pour tout : tables, comptoir, tabouret.
Il n'y a pas de doute.
Il observe une femme, seule au comptoir, qui caresse le contour de son verre d'un air vague ; il s'approche d'elle pour lui dire : « Vous avez l'air triste. ». Sa voix est toujours la même que dans chacun de mes rêves : caverneuse, profonde, vibrante.
Je tente de détailler leur visage sans y parvenir. Ils sont entourés d'une sorte de halot grisâtre, comme à chaque fois.
— Je le suis, répond la femme.
— Et pourquoi ?
— C'est le soir de mon anniversaire, et je suis seule.
— Vous ne l'êtes plus, maintenant, assure l'homme sombre.
Je l'ai appelé ainsi, au fil des ans. Aucun adjectif ne lui irait mieux que celui-là.
Les choses vont vite. Il leur commande deux coupes de baie-jaune, il la fait rire, ils ne parlent que d'elle comme si elle avait attendu de se raconter à quelqu'un depuis des années. Puis il l'accompagne fumer dehors, elle fume beaucoup trop. Il lui dit que ce n'est pas grave, qu'il partage le même vice. Puis il l'embrasse. J'ai un mouvement de recul. Je trouve incongru qu'il l'embrasse.
— Ce moment est précieux, parce qu'il est éphémère...murmure l'homme sombre.
— Quoi, demande l'inconnue, vous ne rappelez pas les femmes ?
— Pas quand elles sont mortes.
La voix de l'homme sombre vient de changer. Et son regard aussi. Il n'y a plus d'étincelle dans sa noirceur, plus de blancheur dans son sourire. Je le perçois à sa posture et à ce qui émane soudain de lui. Est-ce qu'il y a des gens dans cette ruelle ? La femme est seule avec lui et la cave est si remplie que personne ne l'entendrait si elle criait. Elle est contre le mur.
— Laissez-moi, supplie-t-elle.
— Johäll....
Il prend alors son visage entre ses mains maigres dans une douceur véritable pour plonger son regard dans le sien :
— Du sang se répand dans votre cerveau, explique-t-il avec délicatesse. Je suis vraiment désolé. C'était écrit ainsi. Mais je vous assure, je vous assure, que tout ira bien de l'autre côté.
Et je sais, maintenant, que je vais voir ce que la femme voit elle-même. D'un coup, je sens quelque chose. Pas une sensation comme la chaleur, pas un sentiment comme l'amour, mais quelque chose de plus grand que la vie. Un apaisement profond ; j'admire devant moi la clarté absolue d'une lueur blanche.
Plusieurs souvenirs qui ne m'appartiennent pas défilent : les étés au bord de l'eau, un baiser à la terrasse du Midar, l'odeur des fruits préparés en compote et un père, qui sourit sous une épaisse moustache.Il suffit d'une minute. Johäll Arina vient de mourir dans une ruelle, un soir d'automne. Le soir de ses trente ans.
Quant à moi, je me réveille. Le soleil se lève à peine, ses rayons traversent la saleté de mon unique fenêtre, éclairant partiellement la misère de ce qui me sert de chambre. Je sais que ne dormirai plus.
Il est de retour.
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La Troisième Rive [ROMANTAISY]
RandomTome I : Les ténèbres du Stikos Un autre monde, d'autres lois, d'autres légendes... Au Stikos, où l'on forme l'élite du Continent Régent, on ne croit pas aux légendes. Pas même à celle des Passeurs d'âmes. Pourtant Hélianne Kahn, l'orpheline si d...