16. LES VOLONTÉS DE L'ESSENCE
Elle en est à sa troisième baie. Mais elle estime qu'elle a le droit : sa journée est terminée. Au comptoir de bois de sa cave-à-baie favorite, Clara caresse vaguement les rebords courbés de son verre, le visage reposé dans le creux de sa paume.
Elle s'était sentie suivie toute la journée. De son départ des quartiers Est jusqu'au siège de la Protection, de son déjeuner solitaire à la terrasse d'une cave-à-baie quelconque, jusqu'à la fin de son travail, et jusqu'à maintenant, également.
Elle est plus accoutumée, bien sûr, à suivre elle-même. Elle n'a pas encore été confrontée à la position de proie ; et comme tout ce qui est inédit, Clara en profite. Elle aime découvrir en permanence ; si la vie le lui avait permis, elle aurait supprimé tout ce qui constitue une forme d'habitude. A part la solitude, évidemment.
Sa routine principale reste encore l'ennui. Depuis son arrivée sur cette Rive, dès ses premières respirations, quand ses yeux se sont ouverts il y a 44 ans, Clara a éprouvé le besoin fulgurant et inaliénable de ressentir.
La baie-rouge aide un peu ; mais il faut toujours augmenter les doses. Son organisme ne tiendrait pas longtemps sous les coups d'éthanol quotidien. Elle sait très bien qu'en buvant ainsi, elle raccourcit son existence. Mais elle la préfère courte et intense que pérenne et fade.
En fait, elle ignore si elle ressent trop, et boit pour s'anesthésiée, ou si elle ne ressent pas assez, et boit pour s'exalter. Elle pense que c'est tout l'un ou tout l'autre.
Ce qu'elle sait, en revanche, et de façon aigue, c'est qu'elle est coincée dans la prison de son corps. Et pour l'en sortir, il n'y a que ça. La baie. Forte et violente, destructrice peut-être, mais tellement salvatrice.
Elle ignore ce qu'il attend. Il a passé la journée à la guetter comme un prédateur tapi dans l'ombre, alors elle ne comprend pas pourquoi il n'est pas encore venu lui parler. Car elle suppose qu'il a voulu qu'elle le repère ; un homme tel que lui sait certainement passer inaperçu lorsqu'il le souhaite vraiment.
Son attente ne dure pas.
Il vient de s'asseoir directement à côté d'elle, par la droite, au comptoir encore partiellement vide de la cave-à-baie.
A cette heure, les consommateurs ne sont, pour la plupart, pas encore arrivés.
Il a en main un verre de baie-grave, le plus haut degré d'alcool possible ici. Elle l'envie furtivement d'assumer son besoin d'ébriété aussi simplement. Elle déguise souvent le sien en demandant des baies-rouges de qualité.
Mais passé le quatrième verre, on ne sent plus rien précisément ; seul le prix se fait amer.
— Vous avez passé une journée intéressante, Dem ? demande-t-elle en guise de salutation.
Il porte la même veste noire, sur une chemise noire, avec un pantalon noir, que la première fois qu'elle l'a rencontré dans sa demeure. Mais rien de ce qu'il porte ne peut rivaliser avec l'obscurité de ses yeux. Ils sont immenses, intenses, ils sont les Ténèbres à eux-seuls. Et Clara, comme la première fois là encore, les trouve absolument magnifiques.
— Eh bien autant que la vôtre, d'évidence, répond-t-il de sa voix sombre.
Bien. Il ne se cache pas de l'avoir suivie. Elle avait donc raison : il voulait qu'elle le remarque.
VOUS LISEZ
La Troisième Rive [ROMANTAISY]
RandomTome I : Les ténèbres du Stikos Un autre monde, d'autres lois, d'autres légendes... Au Stikos, où l'on forme l'élite du Continent Régent, on ne croit pas aux légendes. Pas même à celle des Passeurs d'âmes. Pourtant Hélianne Kahn, l'orpheline si d...