XXVI. Une leçon de linguistique

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XXVI. Une leçon de linguistique


La douceur est restée tapie en moi des heures durant ; puis il a fallu que la réalité nous rattrape et que nous rentrions au manoir Sayag. James n'a plus parlé de lui de la journée, mais il m'a posé beaucoup de questions, et aucune ne comprenait de pièges. Il se renseignait sur moi, mes goûts, mes aspirations, sur la vie que j'ai menée avant sa venue et avant la chute des Kahn.

Je me suis endormie en paix, et réveillée de même.

Bien sûr, ma quiétude est rompue par l'agitation du Stikos. A l'approche des cycles, le lieu du savoir se transforme en jungle. Premières, deuxièmes et troisièmes années se battent pour la meilleure place dans la grande bibliothèque, le meilleur ouvrage à emprunter, des rendez-vous avec des Rhéteurs disposés à aider, ou des Vénérables enclins à quelques conseils.

Je bénie le Stikos d'être fait de pierres.

Même Néhala ne m'épargne pas. Son hypersensibilité se répand jusque dans mes os, alors qu'elle est nouée de partout, que son cœur bat trop vite, que son estomac fait mal au mien. Nous passerons nos examens finaux dans deux semaines, et j'ai l'impression que le Stikos s'est transformé en arène de jeux antiques, où ce ne sont pas nos cycles que nous jouons, mais nos propres vies.

Heureusement, j'ai du répit pendant les Enseignements de linguistique. Certes, je m'y ennuie, mais justement. Je n'y subis pas la pression habituelle pour retenir jusqu'aux exhalaisons du Vénérable. Non, là, je me fiche bien de ce qu'il raconte.

J'en profite pour lire. Encore et toujours les notes d'Araphël prises durant son second cycle. La Vénérable Karass est une tortionnaire. Brillante. Mais tortionnaire.

Si la première heure me permet de comprendre ce qu'elle entend par « fusion de l'anti matière », la seconde ne permet plus de me concentrer. Puisque la porte de gauche dans l'amphithéâtre de linguistique vient de s'ouvrir, et que Chosthovak apparaît en son seuil.

Comment est-ce qu'il ose arpenter les couloirs de marbres, fagoté de cette façon ? Chost porte un de ces éternels pull trop large, mal repassé, aux manches si longues qu'elles cachent une partie de ses mains. Je me demande si Araphël tient cette habitude vestimentaire de lui, après tout, l'Observateur était son mentor.

Et son ami.

Le reste de l'accoutrement est tout aussi fichu : un pantalon sobre dont le bas traîne sur ses chaussures noires, ses cheveux sont décoiffés, sa barbe de trois jours, clairement involontaire, met en valeur l'ébène de ses sourcils, et le noir puissant de ses yeux en amande.

Personne ne pourrait croire qu'il est un Avéré. Personne ne pourrait, devant son allure nonchalante et le peu de soin qu'il a de lui-même, l'imaginer marcher aux côtés des Hauts Placés et constituer une crainte pour le Stikos.

Et pourtant, ce type aux airs je m'en foutiste et au sourire permanent est bien l'Observateur redouté par tous. « Méfie-toi des airs, Kahn », m'a glissé Araphël. Je garde son avertissement précieusement en mémoire.

— Faites comme si je n'étais pas là, lance-t-il avec désinvolture.

Comme si nous le pouvions.

J'ignore ce que mes pairs éprouvent à son arrivée ; je suis trop occupée par ce que moi, je ressens. Chost passe avec aisance derrière le Vénérable au front trop large – qu'est-ce qu'il en fait, de ce front, ce n'est pas comme s'il y stockait beaucoup de savoir-, cache partiellement le tableau d'ardoise en le dépassant, et vient s'adosser au mur, bras croisés.

La Troisième Rive [ROMANTAISY]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant