22. Deux visions du Stikos
— Tu ne te demandes jamais ce qu'il y a, après la mort ?
— Penser à la mort est une perte de temps, rétorque Néhala, très simplement.
Assises sur les dalles de la cour des Penseurs, à quelques centimètres de l'herbe naissante qui rendra bientôt tout l'extérieur vert et vivant, nous avons déballé notre déjeuner, et entamé notre conversation quotidienne.
Les boucles blondes de Néhala virevoltent très légèrement autour de son visage rond, à chaque nouvelle bise. Le temps est doux, et cet instant aussi.
Après m'être remise de ma magistrale cuite, j'ai dû renfiler mes vêtements d'Apprenante et mon rôle dans le Stikos, pour en fouler le marbre, la tête la plus haute possible.
Depuis deux jours, j'ai le ventre tendu à l'idée de croiser un certain Observateur, conscient de trop de choses incriminantes me concernant. Ma nuit en cellule, ma nature de Passeuse, et mon désir indépassable de ses lèvres. Trois éléments qui me donnent envie de retourner me réfugier sous mes draps, à chaque fois que j'envisage de rencontrer ses yeux en amande dans les couloirs.
Heureusement, et grande est l'Essence, je ne l'ai pas encore revu.
Néhala n'a pas eu l'air de trouver ma question incongrue. Je tente de fuir ce que James m'a révélé sur la mort. Sur son aspect définitif. Mais ponctuellement, des vagues d'angoisses me submergent quand tout cela me revient.
Ce midi, égoïstement, j'ai décidé d'en partager un peu avec Néhala. Cependant, sa réponse est si claire, si évidente, qu'elle m'apaise dans l'instant.
« Penser à la mort est une perte de temps ».
Ah.
Eh bien, figure-toi, Néha, que tu as sans doute trouvé la solution ultime pour aller mieux. Si tout disparaît à la mort, si je ne suis plus, ne pense plus, ne ressens plus, quel intérêt d'y réfléchir ? Quel intérêt, puisque je n'y existerai jamais ?
Et je comprends ce qu'elle veut dire : c'est à la vie, qu'il faut penser. J'aurais l'éternité pour la mort. Je n'ai que le temps qu'on voudra bien m'offrir, pour vivre.
Autant l'optimiser.
— Je trouve le nouveau Vénérable fascinant, déclare mon amie au cœur vent doux de la cour intérieure.
— Fascinant ? Qu'est-ce qui te fascine ? Le sadisme ?
Quelques Apprenants me dérangent, par leur simple présence, sur les dalles adjacentes. Le soleil est tout à fait revenu, dans la capitale, et ces imbéciles ont eu la même idée que moi. Oui, sauf que moi, ça fait des mois que j'investis l'extérieur. J'y ai supporté l'hiver, j'estime avoir le droit d'en jouir au printemps sans admirer le défilé des premiers, deuxièmes et troisièmes cycles à la recherche de vitamine D.
Ils sont près d'une cinquantaine, ce midi. Ils parlent, mangent, bougent, et respirent, c'est insupportable. Nous étions bien, Néha et moi, seule dans le froid de la saison précédente. Je n'avais pas envie de changer ça.
— Non, rebondit-elle à ma pique. Il est...Il a un charisme, une façon de mener son Enseignement, un savoir...majestueux.
— Quand on n'est pas un héritier, sans doute, grogné-je alors avant de croquer dans mon déjeuner.
Pain au céréales rares, fourré aux légumes confits de printemps, huile douce-amère et épices. Merci James.
— Ils nous a parlé des Dissidents, ce matin, poursuit Néha sans relever ma dernière phrase. Tu savais qu'on les estime à 3% sur le territoire ? C'est énorme, 3% !
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La Troisième Rive [ROMANTAISY]
RandomTome I : Les ténèbres du Stikos Un autre monde, d'autres lois, d'autres légendes... Au Stikos, où l'on forme l'élite du Continent Régent, on ne croit pas aux légendes. Pas même à celle des Passeurs d'âmes. Pourtant Hélianne Kahn, l'orpheline si d...