33. L'araignée (2)

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33. L'ARAIGNEE (2)



Nous n'avons même pas eu à nous concerter, que nous étions déjà en chemin pour la demeure de feu V. Kléon Estrade.

Nos pas sont pressés, tendus, pleins de cet enthousiasme morbide propre à la résolution d'une enquête. Je le sais, parce que Clara l'a connu bien des fois.

— Pour le bonhomme de la cave, je comprends, lance Chost sur le trajet, la lune pâle éclairant ses révélations. Tu me dis qu'il s'est agenouillé devant lui, c'était un de ses fidèles, c'est logique qu'il ait eu l'occasion de lui parler.

— Mon oncle a des fidèles ?

Je me suis exclamée un peu trop puissamment pour une heure de couvre-feu passée. Mais l'information a de quoi surprendre. Je sais que James possède une réputation inébranlable parmi les Passeurs...Cependant de là à avoir des « fidèles » ... Voilà pourquoi le bonhomme qui tenait le salon où nous avons discuté, mon oncle et moi, avait plié genou à terre en le voyant.

Mon fou furieux de maître est adulé par des Passeurs, sur la Rive entière.

C'est terrible, mais j'adore l'idée.

— Il lui en reste un certain nombre, oui, répond Chost en descendant les marches blanches qui nous engouffrent plus profondément dans les quartiers Nord.

— Lui aussi, tu le connais mieux que moi.

— Je connais sa légende, pas lui.

Sa légende... Ça aussi, ça me plait.

— Pour Clara c'est assez évident, continue Chost alors que la sixième rue des quartiers Nord s'aperçoit enfin. Mais pour les autres, alors... ? La Rhéteur de Karass ? Le tenancier de Cave-à-baie ? Ils l'auraient tous rencontré ?

— Le tenancier, oui, James était un habitué de cette cave. Pour les autres, aucune idée. Et pour Estrade...On va bien voir ce que dit l'article JDH.

La troisième maison se détache du paysage ; je ralentis le pas avant de l'atteindre. Un an plus tôt, j'étais déjà ici, précisémment. A crocheter sa serrure sous l'œil affamé de Sylka Katrain.

La troisième maison de la sixième rue des quartiers Nord.

Et m'y voilà de nouveau.

Dans la poche intérieure de mon manteau de velours, se trouve encore le trombone qui m'a sauvée de la faim toutes ces mois. J'ignore pourquoi je l'ai gardé. Un souvenir de qui j'étais, sans doute.

Toujours est-il qu'il est pratique d'être nostalgique ce soir. Je me dirige vers la porte en le tenant précieusement, et lorsque je m'accroupis pour l'insérer dans la serrure, Chost émet un petit bruit de gorge réfractaire.

— Quoi ? lâché-je, concentrée sur ma tâche.

— Je ne sais pas si c'est très moral de te regarder faire ça.

Je m'interrogerai sur ce que Chost entend par « moralité » une autre fois. Cet homme jongle avec les valeurs au gré de je-ne-sais quelle loi très personnelle.

— Il ne m'en a pas voulu de son vivant, alors tu penses bien qu'en tant que mort, il s'en fout largement.

Et je colle mon oreille contre la porte pour écouter le mécanisme s'enclencher. Cela fait douze mois que je n'ai pas crocheté de serrure, la dernière était celle-ci, d'ailleurs, mais au petit clic que je perçois, je réalise que c'est une pratique qui ne s'oublie pas.

Chost toussote pour signifier son désaccord « moral », mais franchit tout de même le seuil.

Je ne suis jamais entrée ; je me contentais d'ouvrir, mais je ne volais jamais.

La Troisième Rive [ROMANTAISY]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant