6. Le don de l'Oracle

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6. Le don de l'ORACLE



Avec la mise en place du couvre-feu, la cérémonie funèbre en l'honneur de Kléon Estrade se déroule à midi, et non au coucher du soleil comme le veut la tradition pour un Haut-Placé. Il est dit que la lumière se couche sur un irremplaçable, et qu'on doit l'honorer toute la nuit durant.

Mais on fait une exception en ces temps troublés.

On restreint également le nombre d'endeuillés autorisés à écouter le chant des morts et à verser la terre sur le tombeau. Je ne suis donc pas conviée.

Seuls les Rhéteurs et les Avérés pourront ajouter leur poignée de terre au repos éternel du Vénérable.

Assise à la longue table du grand-salon, je laisse mon regard s'évader par-delà les carreaux, en me demandant si Araphël pleurera aussi à la vue de tous. S'il n'est pas trop seul, à présent. Si Chost le soutien dans cet au revoir.

Mon maître interrompt mes pensées en passant l'alcôve dans mon dos, tout en déclarant sans salutation :

— Ton Essence m'envahit jusqu'à l'étage. Qu'est-ce qui s'est passé cette nuit ?

Il vient prendre place au bout de la table, en face de moi ; la lumière du dehors se déverse derrière lui, creusant des ombres dans ses joues déjà trop maigres.

Il me fixe sans détour, concentré, ténébreux et visiblement impatient de ma réponse. Je lui dévoile alors mon escapade nocturne.

Et je n'omets rien.

Des Essences comme dessinées au crayon de bois chez les continentaux, à celle de Chost plus précise et plus gracieuse, jusqu'à la fontaine d'or pur qui faisait celle d'Araphël Aesma.

Je lui décris le dialogue que j'ai volé, les pleurs et les noms que je ne connais pas. Je lui raconte ce que j'ai compris de mon don. Je ne cache rien à mon maître. Car je sais qu'il est le seul à pouvoir m'orienter dans les noirceurs de mon chemin.

Une fois mon récit terminé, il grommelle, marquant sa réflexion.

Au loin, la cloche du Stikos sonne quatre fois. Elle marque les quatre saisons que nous ne vivrons plus avec Kléon Estrade.

— Donc ce Rhéteur, dis-tu, possède une Essence...dorée.

— Et la vôtre est noire.

Il esquisse un sourire évident.

— Tu vivras certainement d'autres instants de ce genre, commente-t-il. Nous devons accélérer nos leçons. L'Essence te contrôle pour le moment. Ce n'est jamais bon.

Je lui accorde qu'il a raison d'un hochement de tête silencieux. Ce n'est pas tant le pouvoir de l'Essence sur moi, qui me dérange. Je suis surtout hâtive de pouvoir quitter mon enveloppe corporelle à mon gré pour espionner qui je décide.

Cette perceptive, en revanche, je la garde pour moi, et seulement pour moi. Mon maître n'a pas à tout savoir.

— Qu'est-ce que c'est, des « Sabres-noirs » ?

Il n'a pas encore rebondi sur ce sujet, je le devance.

— Ah oui, il y a ça aussi, souffle-t-il, songeur. Des Sabres-noirs arrivent, donc.

— Ce sont... ?

— Des Continentaux. Qui nous connaissent, et nous combattent.

Je commence à entrevoir la puissance des Passeurs ; je n'envisage pas qu'un Continental, ou même plusieurs, puisse constituer une menace quelconque pour l'un de nous. C'est cette réflexion qui m'amène à lâcher, dans un haussement d'épaules :

— Des Continentaux ? Ça devrait aller, alors.

— Détrompe-toi, me contredis James en allumant un batônnet de tabac -et à ce geste, je ne peux m'empêcher de revoir Chosthovak fumer sensuellement-. Ils ont pris beaucoup des nôtres.

Je marque une pause surprise. J'ai vu dans ses souvenirs de quoi James était capable. Certes, il est probablement bien plus puissant que la majorité des Passeurs, mais j'ai aussi entraperçu mon père, et quelques gardiens.

Je ne saisis pas de quelle façon un simple Continental pourrait contrer nos dons.

— Mais comment ? m'étonné-je. Comment un Continental pourrait-il affronter un Passeur ?

— On les appelle les « Sabres-noirs » pour la lame de leurs armes, explique calmement mon maître. Elle provient de la roche noire, dont nous avons déjà parlé. On ne se l'explique pas encore, mais cette roche ne fixe aucune particule de vie ; ce ne sont donc pas des armes que nous pouvons manipuler, quelle que soit notre puissance.

— D'accord, mais il suffit de les désarmer, éludé-je aussitôt.

— C'est là leur seconde force. Ils se sont spécialisés dans le corps-à-corps. Ils n'attaquent jamais seuls, toujours à trois, minimum. Tu sais combien le toucher nous affaiblit. Ils s'en servent assez bien, il faut le reconnaître.

Le toucher. Oui, je le sais. Il a déclenché ma première véritable défense, lorsque Nhils s'est permis de m'agripper le bras. Et hier, au cœur de cette rage qui n'était pas tout à fait mienne, James l'a aussi utilisé. Il m'a canalisée, non, il m'a annulée. Quand sa peau est entrée en contact avec la mienne, le temps que cela a duré, je n'étais plus.

James tire une longue bouffée, et ajoute, le visage plongé dans la fumée :

— La plupart du temps, ce sont d'anciens enfants-soldats. On vient les chercher, très tôt, et on les forme. Certaines maîtrises de combat ne peuvent plus être assimilées par le cerveau, passé un certain âge. Eux les maitrise, car on leur inculque dès qu'ils sont en capacité de marcher. En d'autres termes : le combat est leur langue maternelle.

Et là-dessus, il écrase son bâtonnet de tabac dans le cendrier sous ses yeux, tandis que j'intègre sa dernière déclaration. « Le combat est leur langue maternelle. ». A quoi peuvent-ils ressembler ? Quelle serait l'allure d'un adulte, devenu soldat dès son plus âge ? Et surtout...

— Pourquoi est-ce qu'ils nous pourchassent ?

James expire dans un rire sombre. Son gargarisme est à la fois dédaigneux et fataliste. Comme s'il avait déjà fait le tour du sujet, et qu'il n'avait à leur accorder à présent qu'un peu de son mépris et un reste, très lointain, de colère :

— Il faut les comprendre, Hélianne. Nous leur sommes supérieurs en tous points, il y en a que ça effraie.

Son dégoût et son dédain ne concernent pas que les Sabre-noirs. James englobe dans sa phrase l'ensemble des Continentaux.

Je déroule les détails de mes souvenirs pour comprendre l'échange entre Araphël et Chost, à ce sujet.

Chost avertissant le Passeur de leur arrivée. Et Araphël, qu'a-t-il rétorqué... ? « Qu'ils arrivent, ça va me détendre ». Et il affirmait également que Sabre-noirs devaient « assumer ». Assumer quoi ? De venir l'affronter ?

Bon sang. Araphël parlait de les tuer. Aussi simplement que cela. Et Chost en riait. Il était attendri, même.

Leur dialogue ne me paraît plus aussi touchant que la veille. 

La Troisième Rive [ROMANTAISY]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant