19. La mort apres la mort
« C'est un Serviteur, un Indisciple et un Continental, qui rentrent dans une cave-à-baie. Le Serviteur regarde la chaise en bois et dit « Je ne m'assois pas sur un arbre assassiné ! », l'Indisciple regarde l'alcool et dit « Je ne bois pas des plantes assassinées ! », et le Continental les regarde et dit « Bah faudra payer quand même, parce que j'tue pas gratos, moi ! ».
Blague courante chez les Passeurs les moins érudits. Souvent racontée autour d'une baie brune, sur une chaise en bois.
Depuis plus d'une heure, le dos courbé, les genoux repliés sur moi-même, je fixe les trois pierres qui trônent encore sur la table de bois dans la bibliothèque du haut. Et, ponctuellement, je laisse deux larmes symétriques tomber de mes yeux pour mourir au coin de sa bouche.
Je ne peux ni trier, ni quantifier mes blessures.
Je regarde l'étendu de ma souffrance, passive. J'essaye naïvement de la déposer ailleurs, dans les pierres, par exemple. Mais elle reste.
Elle encrasse tout.
Elle me courbe, me maltraite, me violente.
Qu'est-ce que ça voulait dire, un homme qui clame partout avoir aimé ma mère, tout en l'ayant poignardée ?
Quelle logique trouve-t-on à une odeur de peau puissante, alors qu'elle relève en réalité de la pourriture rance des traitres ?
Pourquoi l'Essence met-elle des yeux dont on ne peut se défendre sur nos chemins, si c'est seulement pour en écraser le regard ?
A quoi ça rime de trembler autant, de croire, d'espérer, de ressentir, de vibrer, d'avoir soif, d'avoir faim, d'être pour l'autre plus qu'on est pour soi-même, à quoi ça rime, si c'est pour se faire écraser aussi pathétiquement ?
Alors, la voilà, la vérité. Il y a deux ans, quand on a accusé Claudia Kahn, quand elle a été rejetée par ses pairs et insultée par tous, c'était en fait le travail minutieux de Chosthovak Amaras, l'Observateur.
Celui-là même que Claudia Kahn a formé, accompagné, et traité comme un fils.
Et moi, quand je frémissais, trésaillais, désirais, je le faisais pour ce menteur, précisément.
J'ai tué la plante. En entrant, en passant simplement dans le hall, j'ai crié, et je l'ai détruite. Pas de façon à ce que James puisse la faire renaître, comme à chacun nos exercices. Non. Il n'en reste plus rien. Que de la poussière.
Comme pour moi.
Il est possible que j'aie tué d'autres végétaux sur le trajet. Je ne saurai dire vraiment. Je criais beaucoup, je regardais devant moi, j'ordonnais à l'Essence de tuer Chosthovak. Alors, il me semble que certains jardins en ont pâti.
Tant pis.
La porte derrière moi grince. Je ne me retourne pas. Je reste ainsi, les bras entourant mes genoux, les yeux perdus dans les teintes complexes des pierres.
James avance prudemment vers moi, puis je sens sa silhouette s'asseoir à ma droite. Je ne parle pas. J'essuie simplement mes joues. Mais je ne parle pas.
Après un silence respectueux, il demande, tout bas :
— Tu as besoin de me parler, Hélianne ?
— Non, je faisais un bilan. Il semblerait que tous les gens que j'aime tuent mes parents, rétorqué-je, la voix enrouée.
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La Troisième Rive [ROMANTAISY]
RandomTome I : Les ténèbres du Stikos Un autre monde, d'autres lois, d'autres légendes... Au Stikos, où l'on forme l'élite du Continent Régent, on ne croit pas aux légendes. Pas même à celle des Passeurs d'âmes. Pourtant Hélianne Kahn, l'orpheline si d...