11. Du bonheur entre les mains

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11. Du bonheur entre les mains 




Les rues sont désertes ; il reste une demi-heure avant que le Nord sonne la cloche du couvre-feu, mais le creveur a, par sa simple idée, instauré une sorte de couvre-feu officieux. On ne sort plus, passé la fermeture des Institutions. Même la présence de Protecteurs dans les quartiers ne suffit pas à rassurer la population, visiblement.

Je sais qu'il s'agit d'un Passeur puissant, et pourtant, je ne suis pas inquiète. J'ai pour moi la meilleure défense qui soit : un oncle qui perçoit mes émotions, peut apparaître à la moindre suspicion de mal-être et qui est, sans conteste, l'un des Passeurs les plus craint de la Rive.

Je marche donc tranquillement entre les ruelles pavées et blanches ; je prends même mon temps. Je suis encore un peu avec Araphël, encore un peu à jouer le morceau de ma mère et à la ressentir tout près de moi.

Seulement... une fois de plus, ma plénitude est éclatée par une émotion extérieure. Ce doit être le thème de ma journée ; comme si l'Essence tenait absolument à me rappeler que je n'aurai jamais droit à plus de quelques minutes de paix intérieure.

Et cette fois, c'est la tristesse qui perce mon thorax. Je me concentre sur ce que je ressens, pour essayer de savoir d'où ça vient. Je me laisse guider par l'Essence, comme dans mes rêves. Mes jambes savent : je tourne à gauche, flairant la douleur de ce côté-là.

Et effectivement, j'aperçois un garçon, assis à même le trottoir blanc, qui pleure sans retenue.

Il doit avoir à peine quinze ans et s'est recroquevillé sur lui-même, enroulant ses jambes de ses propres bras. Il a les cheveux très noirs, et je crois avoir remarqué que ses yeux étaient bridés, comme sur les Continents Annexes.

L'ensemble de ce qui cause ses larmes se déverse en moi soudain, comme un torrent d'une violence inouïe : honte, culpabilité, solitude. C'est un garçon qui manque d'amis, qui manque de refuge et d'amour parental.

Laissant de côté le couvre-feu, mon entrainement à venir, ou la voix qui me dit que tout ce que je peux faire, c'est détruire, je m'avance vers lui, prudemment. Plus j'approche, plus sa douleur me fouette dans le corps et le cœur.

Délicatement, je m'accroupis à sa hauteur pour adopter la voix plus douce que je possède :

— Tout va bien... ?

Le garçon relève vers moi des yeux rougis, embués, pleins des douleurs entières propres à la jeunesse. A son âge, on souffre sans manières. Toutes les larmes sont pures et violentes.

Il renifle à plusieurs reprises, pour nettoyer son nez avec la manche de sa chemise verte. C'est un Préparant, cela se reconnait à son habit. Il est destiné à suivre les cycles du Stikos, pauvre de lui.

Il nie de la tête, en réponse, puis regarde fixement devant lui, pour s'empêcher sans doute de pleurer devant une inconnue. Une fierté propre à l'enfance le tient encore un peu en dignité. Je le rassure d'un sourire :

— Ce n'est pas grave, de pleurer.

Il n'ose pas affronter mon regard. Mais je le sens si malheureux, si brisé, que je ne peux pas le laisser ainsi.

— Tu as besoin de quoi que ce soit ?

Et il nie encore. Je perçois sa détresse jusqu'à l'intérieur de mes propres yeux ; ça presse pour que les larmes en apaisent un peu le poids. C'est moi, en réalité, que je veux soulager à travers lui. Comme quand je donnais mes médicaments au voisin malade.

La Troisième Rive [ROMANTAISY]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant