XXXIII. La question du choix (1)

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CHAPITRE XXXIII
LA QUESTION DU CHOIX (1)





Me voici tout au bord d'un précipice sans fond.

J'ai devant moi une impossible question à laquelle il n'y a, semble-t-il, qu'une impossible réponse. De l'impossible naît un autre impossible, du rien, apparaît le néant, du vide émergent des gouffres. Et je tombe en chacun, répétant sans cesse la même chute vertigineuse, sombrant dans un autre puit, et ainsi de suite, jusqu'à ce que je n'aie aucune autre lumière que celle, instinctive et malheureusement élémentaire, de l'amour.

Je suis devant un fait : James Hoffman a été, ou est encore, un monstre. Qui s'oppose à un autre fait : je l'aime.

Depuis six heures que je pense, c'est tout ce que j'ai enfin compris. A l'impossible question de savoir si je dois fuir le monstre, j'obtiens l'impossible réponse qu'est : l'amour. Je n'ai jamais aimé mes parents biologiques ; j'en ai aimé l'idée, la possibilité, l'éventualité dans des songes enfantins et des tentatives de constructions adolescentes ; et j'ai trouvé des pansements multiples à leur absence de toujours.

Mais j'aime James Hoffman. Et au cœur du néant qui se présente à moi, c'est un fait unique, évident, absolu. Car c'est ainsi qu'on aime, je crois : on aime absolument, ou on n'aime pas.

Mais aimer James Hoffman, et l'aimer ainsi, de façon absolue, ce serait aussi aimer ce qu'il a été, et ce qu'il a fait. Et qu'a-t-il fait, le monstre ?

Il m'a pris mes parents. Il m'a ôté l'autre amour dont j'aurais été capable.

Ainsi, le gouffre s'ouvre de nouveau, et de nouveau, j'y sombre.

Les quartiers Sud m'accueillent cette nuit, où je traîne le pas ainsi que mes pensées dans les ruelles délabrées qui ont été miennes des mois durant. Là, dans le tumulte de la pauvreté, au milieu des rires de la nuit, de l'odeur de baie acre, et de la sincérité, loin des faux semblants du Stikos, loin de l'élite, je m'autorise à redevenir ce que je suis. Ce que j'ai toujours été : une solitaire.

Et je poursuis ma marche et le cours de mes réflexions.

James m'a fait tomber. J'étais orgueilleuse, haineuse et seule, il a fait plier mon genou, il m'a envoyé la souffrance, et surtout, il m'en a libéré. Il m'a montré les pierres, et pour cela, j'aurais toujours toute la reconnaissance et la gratitude de la rive, à son égard.

Mais ce n'est pas seulement cela. Il a été ma paix. L'odeur du tabac et du feu de cheminée lorsque je reviens du Stikos. Ses tentatives désespérément maladroites pour être un peu comme les autres. Le grincement de son humour, et l'éclat dans ses yeux noirs quand je le déstabilise. Un éclat plein de vie qui me prouve qu'il adore ça, mon insolence.

Je suis tombée. James Hoffman m'ai fait plier dans l'amour qu'une fille éprouve pour un père. Cette admiration mêlée de tendresse.

Mais maintenant, j'apprends que j'ai justement été privée d'aimer ainsi, justement, par sa propre main.

L'impossible du gouffre aux pieds de ma raison est dans ce paradoxe précis : j'aime comme une fille aime un père... celui qui m'a privée de père.

On m'a ensuite déposée Claudia Kahn, pour que j'en devienne, de nouveau, l'orpheline. A présent, je n'ai plus qu'une famille. Il ne me reste que celui qui m'en a privée.

Qu'est-ce que je peux faire de tout cela ? Haïr ? Mais j'aime depuis trop peu de temps pour avoir celui d'haïr.

— Eh Dam du savoir !

La Troisième Rive [ROMANTAISY]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant