XXXIII. Irina Boltz

131 22 44
                                    

CHAPITRE XXIII
IRINA BOLTZ





La Célébration a beau continuer sous autant de luxe, de rires mondains, d'opulence et de musique, je n'y trouve plus aucune légèreté. Même aux côtés de Néhala, même après avoir choqué l'assemblée par ma danse, je ne peux plus y passer une seconde supplémentaire.

Parce qu'Irina Boltz envahit ma colonne vertébrale de sa présence glaçante. Je peine à respirer, mes poumons semblent compressés, comme incapable de se remplir entièrement d'air pour ventiler mon cerveau ; le blocage interne descend jusque dans mon ventre, comme une chappe de plomb enfoncé dans l'estomac. Je sais ce que je subis. Je l'ai déjà vécue à travers les émotions des autres : je suis en train de faire une crise d'angoisse.

Je n'en avais jamais eu personnellement, et celles me provenant de corps étrangers étaient toujours allégées par le passage de leur enveloppe à la mienne. Mais l'actuelle est violente, puisqu'elle est à moi. Elle est pure, entière, rien ne l'a affaiblie avant de m'envahir.

Je réalise que je tremble quand je ne parviens plus à porter ma flute de baie-jaune aux lèvres.

Une voix étrangère, en échos, lointaine, une voix provenant de mes propres profondeurs me dit de partir. Elle chuchote au cœur de ce que j'ai de plus ancien « Vas t'en. Vas t'en maintenant ».

Pour l'instant, la vague de terreur qui submerge mes membres m'empêche de fendre la foule pour fuir. Je ne peux que contempler, passivement, les traits d'Irina Boltz. L'ultime. Celle dont l'âge ne peut pas se définir.

Ses yeux pâles comme un ciel trop clair, ses lèvres teintées de rouge vif, fines, sans sourire et sans volupté, ses cheveux blancs, en boucles parfaites. Araphël est à ses côtés, au cœur des convives, mais je ne regarde qu'elle. Je n'ai pas le choix, pour ne regarder qu'elle.

« Détache tes yeux », me dit la voix. « Détache tes yeux, et vas t'en. ».

J'y parviens enfin. J'avoue à voix basse, avec ce qu'il me reste de force dans la gorge, que je me sens mal. Néhala l'entend, n'en demande pas plus, et je réussis à contourner le cœur de salle, frôler les murs, passer entre les apprenants, pour m'extraire de la cérémonie.

Ma traversée du grand hall se fait presque en courant...Mais je manque de force. Ce n'est que lorsque l'air frais de la nuit vient gifler ma figure que je récupère un peu d'apaisement.

J'inspire profondément, je lave mes poumons de l'angoisse, et je reprends, fébrile, pleine d'une fragilité que j'exècre, le chemin du manoir Sayag. Les six minutes de marche pour retrouver James Hoffman débarrassent quelque peu mes jambes de la pression qu'elles avaient subies.

Mais pas suffisamment.

Je pousse le portail grinçant, dépasse le jardin couvert du voile de la nuit, et enfin, j'entre dans la demeure grandiose, froide et apaisante que, malgré moi, je commence à aimer.

A gauche, projetée partiellement sous l'alcôve qui mène au grand salon, j'aperçois des jets de lumières. James a allumé un feu.

Je me traîne, éreintée, encore sous le coup du choc interne, vers les deux fauteuils qui se font face, proches de la cheminée.

Et il est là. Il est bien là, immobile, à son poste. Lisant tranquillement, un profil exposé aux flammes, un bâtonnet de tabac entre deux doigts. Et le voir ici, le constater présent quoi que j'aie pu ressentir quelques minutes plus tôt, être assurée qu'il n'a pas quitté sa place dans le manoir et dans ma vie, me procure une sorte d'apaisement infini. Comme si la quiétude, la sécurité, n'avaient jamais délogé ma poitrine.

La Troisième Rive [ROMANTAISY]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant