21. Plus jamais

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21. plus jamais



« Tu ne t'adresseras pas légèrement à l'Essence. Sa Parole raisonne en toi et en tous. Tu respecteras son silence, et tu ne bafoueras pas le sacré de Ses mots. »

Livre premier des Ecrits Fondateurs, préceptes quotidiens.



Plus. Ja. Mais.

Au réveil, je répète ce syntagme comme un mantra religieux. Plus-ja-mais je ne boirai autant. Je ne boirai tout court.

Si mon Essence n'avait guère de symptômes cette nuit, mon corps, lui, subit une pression intégrale au matin. Mon crâne est lourd, comme rempli d'un liquide en train de se solidifier, mes muscles sont compressés par leur simple existence, ma salive est pâteuse, l'arrière de mes yeux me tire, ma gorge est sèche, acide et puante. Ma langue a durci, et je crois que j'ai laissé mon estomac quelque part dans les quartiers Est.

C'est simplement horrible.

Lorsque l'Essence m'inflige une douleur, je parviens à la dépasser, parce que je la sais formatrice, voulue par une force plus grande que moi. Mais la simplicité de ma gueule de bois me terrasse par son absence de justification céleste.

Sérieusement. Je m'y engage : plus jamais.

Puis, au-dessous des couches de douleur, de mal être, et de honte, la nuit me revient en mémoire.

Et notamment... Ce presque baiser, avec lui.

Bon sang de Penseurs, mais qu'est-ce qui m'a pris ? Non seulement j'ai rompu ma promesse de lui trancher la carotide s'il m'adressait la parole, mais en plus, et surtout, je viens très clairement de lui révéler ma nature de Passeur. Aussi impulsivement, aussi stupidement, que cela.

Il y a peut-être un moyen de lui effacer la mémoire ? L'Essence ne peut-elle pas réaliser ce genre de tour ?

Respire, Hélianne. Et ne vomis pas encore.

Chost n'a rien dit à Araphël à propose de James, il y a encore une chance qu'il taise cela également.

Dans l'étuve oppressante qu'est devenu mon crâne, quelques voix me parviennent tout de même. Un peu lointaines, vagues.

C'est encore mon oncle qui échange avec son ami. S'il ne veut pas que j'entende, pourquoi met-il le communiquant sur haut-parleur ?

Je sais pourquoi.

Parce que, même s'il semble apprécier ma présence, James Hoffman revient de vingt années en solitaire, et ne possède pas encore tous les réflexes d'une vie à deux. Comment pourrais-je le lui reprocher, moi qui peine encore à rejoindre Néhala au déjeuner, oubliant trop souvent que quelqu'un veut bien de ma compagnie dans le Stikos.

James m'a signifié, déjà, qu'il ne souhaitait pas que je l'espionne. Et qu'il ne comptait pas non plus me parler de son ami.

C'est donc naturellement que je me traîne hors de mon lit pour aller écouter sa conversation de plus près.

Je longe le couloir orné de cadres anciens, sur la pointe des pieds, et me poste à l'entrée de la bibliothèque du haut, alias la Salle des tortures.

Cette fois, j'ai accès au dos de James, qui a appuyé ses mains sur la table où repose le communiquant. Et sa conversation ne semble pas aussi légère que la précédente.

La Troisième Rive [ROMANTAISY]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant