La nuit venait de tomber sur Chicago. Une nuit sombre, sans étoiles et sans lune, masquées par une couverture nuageuse noire. Il allait probablement pleuvoir. Ou neiger, à en juger le vent froid qui s'était levé.
April releva le col de son manteau pour se protéger de la morsure glaciale de l'air. Elle aurait peut-être dû héler un taxi pour rentrer chez elle. Mais elle préférait marcher, lentement, dans les rues qui semblaient se déserter au fur et à mesures de ses pas. Elle devait être la seule à vouloir traîner dans les rues par ce temps hivernal.
Ce soir, elle avait été invitée pour une soirée mondaine, chez l'une de ces familles fortunées qui adorait côtoyer les acteurs célèbres ou en passe de le devenir. Elle s'était habillée et coiffée pour cette soirée. Une fois de plus. Une fois de trop. Elle avait préféré ne pas s'y rendre, même si le taxi l'avait déposé juste devant l'immeuble et que portier lui avait souri avec bienveillance. Elle avait préféré rentrer chez elle. Rex allait bien trouver une excuse pour justifier l'absence de son étoile montante afin que leurs hôtes ne soient pas trop offensés.
De toute manière, elle n'avait aucune envie de faire la fête.
Elle marchait sans but apparent, perdue dans ses pensées, les membres tremblants. Mais ce n'était pas tant le froid qui la faisait frissonnée que la réaction de sa sœur. A cette heure, Chelsea avait dû recevoir sa lettre. L'avait-elle lue ? Elle l'ignorait. Elle ne pouvait qu'attendre et espérer que ce soit le cas.
"Je n'aurais peut-être pas dû." Songea-t-elle.
Elle réfléchit à sa lettre. Elle se souvenait de chaque phrase par cœur, comme elle connaissait par cœur tous les dialogues qu'elle avait dû apprendre durant sa carrière d'actrice. Elle chercha le mot, la phrase qu'elle avait peut-être mal formulé, ce qu'elle avait écrit qui pouvait convaincre sa sœur de la rejoindre ou au contraire lui donner l'envie de déchirer sa lettre.
"C'était une lettre bien écrite". S'efforça-t-elle de se répéter pour se rassurer.
Elle a fait ce qu'il fallait. Il était temps que toute cette histoire cesse. Elle était en train de mettre de l'ordre dans ses affaires, de quitter tout ce qui la retenait à cette ville immense. Elle avait déjà écrit la lettre de démission qu'elle allait présenter à Rex. Elle ne savait pas si c'était ce qu'il fallait faire. Comme l'avait si bien dit quelqu'un lors de son arrivée dans les studios en tant que maquilleuse ; "Certains tueraient pour avoir l'honneur de travailler avec Rex Rosay !". Et il y avait sans doute personne qui lui avait présenté une lettre de démission.
Elle serait sûrement la première.
Elle savait comment Rex allait réagir et cela l'ennuya et l'attrista. Il allait d'abord croire qu'elle plaisantait. Il rirait et lui demanderait de se remettre au travail. Puis il allait se rendre compte que ce n'était pas une plaisanterie. Son sourire si charmant allait s'évanouir et il chercherait à comprendre. Il allait la harceler de questions, il s'énerverait probablement, il refuserait de la laisser partir. Mais il n'avait jamais pu avoir d'emprise solide sur elle. Si April avait décidé de partir, il allait la laisser partir. Mais il en serait extrêmement malheureux. Cela la chagrina beaucoup.
Elle traversa le pont et jeta un vague coup d'œil en contrebas. Même dans la pâle lueur des lampadaires, elle pouvait apercevoir les eaux tumultueuses. Il y avait beaucoup de courant à cet endroit-là.
Elle poursuivit sa route, indifférente aux lumières des buildings, aux bruits de la circulation qui résonnaient au loin, au son de ses pas sur le bitume. Elle trouva un certain apaisement à marcher seule dans la nuit.
Ce fut peut-être cette sérénité d'esprit qui l'a condamna.
Elle avait retrouvé son calme pour la première fois depuis plusieurs semaines et profita de cette sensation qui lui avait manqué. C'est sans doute pour ça qu'elle n'avait pas entendu les pas qui se rapprochaient dans son dos. Si elle y avait pris garde, elle se serait retournée, elle se serait méfiée.
April sentit une main l'attraper par l'épaule avec rudesse. Elle sursauta violemment et se retourna pour voir qui l'agressait de la sorte. Elle n'eut pas le temps d'avoir peur. Elle entendit une déflagration assourdissante et ressentit une vive douleur dans le ventre, la transperçant de part en part malgré son épais manteau. Elle en eu le souffle coupé. Ses jambes se dérobèrent sous son poids mais son agresseur la retint pour l'empêcher de tomber. Elle tremblait violemment de tous ses membres, sa vue s'embrouilla. Elle était complètement désorientée. Elle pressa sa main contre son ventre, de là où provenait cette douleur si intense. Un liquide chaud et poisseux, à l'odeur écœurante s'écoula entre ses doigts. Elle saignait.
Elle ouvrit la bouche mais aucun son distinct ne franchit ses lèvres hormis un gémissement de douleur. Elle aurait voulu appeler à l'aide, mais jamais sa voix n'aurait été assez forte pour se porter au lointain.
Elle sentit son agresseur la traîner sur quelques mètres. Elle tenta de se débattre mais ses forces s'étaient amenuisées en quelques secondes et la personne qui la maintenait fermement était bien trop forte pour que sa maigre tentative réussisse.
Elle releva la tête vers elle. Peut-être pourrait-elle la supplier ? Si c'était de l'argent qu'elle voulait, elle pouvait prendre tout ce qu'elle avait sur elle, April s'en moquait bien. Elle croisa son regard. Un regard froid, indifférent à sa douleur et à sa peur. Elle tressaillit. Mais ce n'était pas l'expression de haine qu'elle lisait dans ses yeux qui l'effraya. C'était son visage.
Elle connaissait ce visage. Elle connaissait cette personne.
"Non..." Gémit une faible petite voix dans son cerveau à demi éteint. "Ce n'est pas vrai...pas toi !"
Elle sentit brusquement son corps partir en arrière. Son dos heurta brièvement quelque chose de dur qu'elle devina dans un sursaut de panique comme étant la balustrade du pont. Puis, tout disparu dans un tourbillon : elle ne savait plus où se trouvaient le ciel et la terre, elle n'avait plus de point de repère. Elle ne pouvait que sentir son corps meurtrit chuter, tournoyer sur lui-même, telle une poupée de chiffon. L'impact sur une surface aussi dure que du béton la fit souffrir encore plus. Les eaux glaciales du fleuve s'écartèrent brièvement sous son poids avant de l'engloutir complètement et de l'entraîner vers les abysses dans un nuage de bulles.
La sensation de froid l'enveloppa entièrement. Elle avait l'impression qu'un millier d'aiguilles la transperçaient de partout. Elle ne pouvait plus respirer, ses poumons en feu hurlaient pour un peu d'oxygène. Elle sentit son cœur battre violemment contre ses tempes, tel un oiseau paniqué en cage.
Les eaux glaciales du fleuve l'emportèrent, l'anesthésièrent rapidement. Ses quelques forces encore intactes s'évanouirent, tout comme la sensation de froid. Elle ne parvenait plus à bouger le moindre de ses membres. Elle se sentit partir. C'était donc de cette manière qu'elle allait mourir ? Elle avait cru que ce serait le coup de feu qui se serait chargé de la faire passer de vie à trépas. Mais en réalité, c'étaient les eaux hivernales qui allaient s'en occuper.
Il y a encore quelques secondes, April souffrait de tout son corps. Son ventre qui saignait, ses poumons qui se vidaient de leur air, son cœur qui battait avec affolement, son cerveau qui s'embrumait. Maintenant, elle ne ressentait plus rien. Le froid l'avait engourdit lentement mais sûrement et l'emportait dans un sommeil dont elle ne se réveillerait pas.
Abandonnant toute lutte, April Russell ferma les yeux et se laissa sombrer dans les eaux du fleuve.
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Deux Soeurs
Mystery / ThrillerChelsea est une jeune fille de bonne famille dont la vie est réglée comme une horloge : Chaque détail de sa vie est pensé et le hasard n'y a pas sa place. April est l'esprit sauvage de la famille. Bohême, elle rêve de gloire et de paillettes sous le...