Chapitre 6

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Michael Graham n'était pas un mauvais bougre. Du moins, c'était l'opinion qu'il avait de lui-même.

Travailleur consciencieux, il était ouvrier dans les chantiers des nouveaux buildings qui allaient changer le paysage de la ville pour les siècles à venir. C'était un père vigilant pour ses deux garçons qui grandissaient bien vite, un mari attentionné qui achetait chaque semaine un beau bouquet de fleurs pour celle qu'il considérait comme la femme de sa vie, un voisin cordial et un bon paroissien qui se rendait chaque dimanche à l'église.

Toutefois, Michael avait tout de même un défaut ; il était porté sur l'alcool. Depuis la fin de la prohibition, il pouvait se rendre dans les bars pour boire avec ses collègues de chantier sans se cacher. Presque chaque soir, il dépensait une petite partie de sa paye en alcool. C'était sa façon de décompresser avant de retourner à la maison et revoir sa femme et ses enfants.

Ce soir-là, il avait sûrement bu un peu plus que de raison. Il venait de quitter le bar avec son meilleur ami, Jack. Tous deux titubaient légèrement.

- T'as vu l'heure ? Se plaignit ce dernier. Ma femme va me tuer si je ne rentre pas dans la minute !

- Je ne peux pas te garantir que tu seras chez toi dans la minute. Répliqua Michael. Mais on y sera plus vite en prenant le raccourcit.

- T'es sûr ? Marmonna Jack, la bouche pâteuse et le regard incertain. C'est dangereux vu notre état...

- Tu préfères te faire assommer par ta femme avec une poêle à frire ?

Jack haussa les épaules :

- Oh, tu sais, elle ne va pas m'assommer avec une poêle à frire. Plutôt avec un marteau. Ajouta-t-il, songeur.

Les deux hommes éclatèrent de rire et empruntèrent leur raccourcit.

C'était un petit chemin mal entretenu qui longeait la berge du fleuve. Ce soir-là, il était boueux et accidenté en raison de la pluie qui était tombée ces derniers jours. Michael, malgré son état d'ébriété avancée, était conscient du danger qu'ils encouraient. Si l'un des deux perdait l'équilibre, il risquait de tomber dans les eaux glacées du fleuve et se noierait sans que l'autre ne puisse intervenir.

Ils marchèrent l'un derrière l'autre, Michael ouvrait la marche et posait ses pieds prudemment sur le sol boueux. Heureusement pour lui, le ciel s'était dégagé et la lune brillait à nouveau sur la ville, éclairant leur chemin et les obstacles éventuels. Une branche morte craqua sous son pied. Il sentait Jack s'essouffler dans son dos. Il sonda le chemin, scruta le plus loin possible, du mieux qu'il pouvait. Enfin, du mieux que l'alcool lui permettait. Il se retourna vers son ami :

- Il y a un arbre plus loin qu'il faudra probablement enjamber.

Jack jura, pesta, se maudit d'avoir pris un raccourcit qui l'obligeait à patauger dans la boue et d'enjamber des troncs d'arbre. Michael ne lui prêta pas attention. Il poursuivit sa route, tentant d'analyser le terrain et l'obstacle afin de le passer sans se casser la figure ou tomber dans le fleuve glacial.

Mais plus il se rapprochait du tronc d'arbre, plus son esprit émergea des brumes de l'alcool et l'alerta que quelque chose clochait. Il s'arrêta brusquement et Jack, ne s'en étant pas aperçu, le heurta de plein fouet. Michael parvint à rétablir son équilibre de justesse.

- Merde ! Jura Jack. Tu pourrais prévenir quand tu t'arrêtes !

- Jack...Murmura Michael, la voix soudain tremblante.

- Quoi ? Grogna son ami, de plus en plus de mauvaise humeur.

- Je...je ne crois pas que ce soit un tronc d'arbre...

Jack tendit le cou pour mieux voir la masse sombre qui bloquait leur chemin. Même dans l'obscurité, il le vit pâlir.

- Merde ! Jura-t-il encore une fois. C'est vraiment...?

- Je crois bien que oui.

Michael s'approcha d'un pas. Ce qu'il avait pris pour un tronc d'arbre échoué sur la berge était en réalité un être humain. Michael fit encore quelques pas pour mieux l'observer mais Jack le retint par le bras :

- Ne t'y approche pas !

- Il faut bien qu'on lui vienne en aide ! Protesta-t-il en se dégageant.

Il se rapprocha d'avantage, sans quitter le corps des yeux. Dans l'obscurité, il aperçut une longue crinière blonde. C'était une femme qui était allongée dans la boue, face contre terre, inerte. Il s'accroupit auprès d'elle, avança une main hésitante et la posa sur son poignet fin. Sa peau était glacée et humide. Il chercha son pouls, en vain.

Derrière lui, Jack s'était approché à son tour.

- C'est une femme. L'informa-t-il.

- Est-ce qu'elle est...?

- Oui.

- Merde ! Jura-t-il pour la troisième fois.

Michael ne dit rien mais se signa, en gage de respect envers le corps de la malheureuse. Délicatement, il la retourna sur le dos. Deux choses la surprirent : la première, c'était sa jeunesse. Cette femme ne devait pas être plus âgée de vingt ans. Elle avait un très beau visage. La deuxième, c'était le trou aux bords brûlés qu'elle avait dans son manteau. Un manteau épais, bien coupé, ce qui laissait croire qu'elle venait d'une famille aisée. Il se permit d'ouvrir le manteau pour en avoir le cœur net. La jeune femme portait une longue robe de soirée en satin. Au niveau de son ventre, il y avait une tâche écarlate qui souillait le fin tissu.

- Qu'est-ce que tu fais ? Trépigna Jack d'une voix blanche.

- On devrait appeler la police. Murmura Michael.

- Pourquoi ? Protesta-t-il. Elle a dû tomber et se noyer ou...elle a sauté pour en finir.

- Et elle s'est tiré une balle accidentellement, peut-être ? Répliqua-t-il, furieux. Elle a été victime d'un meurtre, oui ! Si on file sans prévenir la police, c'est sur nous que ça va retomber !

Jack fit la moue, sceptique.

- On va chercher une cabine téléphonique. Poursuivit Michael.

- On la laisse là ?

Les deux hommes jetèrent un coup d'œil au corps. Michael soupira :

- Elle ne va pas s'évaporer dans les airs. Dit-il tristement. Pauvre gosse !

- Ouais...

Ils rejoignirent tant bien que mal les quartiers les plus proches et trouvèrent une cabine téléphonique. Tandis que Michael composait le numéro de la police, Jack lançait des regards nerveux autour de lui.

- Si ça se trouve, c'est encore un coup des autres. Murmura-t-il.

Michael décrocha le combiné.

- Si ça se trouve, tu as raison. Dit-il sans le regarder.


Deux SoeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant