9 Avril 2050
Le premier jourJe tournai au coin de la rue et débouchai sur le boulevard. Sans une pensée pour mes freins, j'accélérai encore davantage, prenant un peu plus de vitesse à chaque nouveau coup de pédale. Le vélo dévala à toute allure la rue en pente douce, et les feux des voitures qui m'entouraient furent pratiquement les seuls flashs de couleur à parvenir jusqu'à ma rétine dans un monde en noir et blanc. L'idée que je puisse me rompre le cou ou avoir un quelconque accident, à cette vitesse, me soulagea presque. Ma dispute avec mes géniteurs quelques minutes plus tôt, avant qu'ils n'abandonnent le foyer familial pour la énième fois à des fins professionnelles, m'avait mis dans une colère noire.
Je n'avais aucune intention d'attenter à ma vie, mais il y avait des jours comme celui-ci ou la perspective de mourir m'indifférait totalement. Aujourd'hui, si cette perspective était devenue réalité, je l'aurais même considérée comme une bénédiction. Néanmoins, je me rabâchais que, si pour moi il n'y avait plus d'espoir, pour Kyle et Lucas, mes deux petits frères, les choses pouvaient encore s'arranger. Cet espoir, à mon niveau, n'était plus envisageable. Plus maintenant. Être l'héritier légitime de la famille Dufau, en tant qu'aîné, induisait le sacrifice de ma personne et de mes aspirations, pour un ensemble vaste et flou que représentaient les différents membres de mon arbre généalogique encore en vie. Cela m'imposait de sacrifier tout ce que j'étais, mon identité propre et unique, au profit de ma famille, un groupe auquel mes parents et moi n'accordions pas la même définition.
C'était à cause de ces sacrifices, excédé et dégoûté par les projets de mes parents, que j'avais profité de leur absence pour quitter la maison familiale à grands coups de pédales, avalant l'asphalte détrempée sous mes roues avides aussi vite que je le pouvais, comme si j'avais le diable en personne à mes trousses.
Le port était au bout du boulevard Asia Marshfield - du nom de cette mairesse parisienne assassinée deux ans plus tôt - bordé d'arbres verdoyants et de lampadaires allumés annonçant la tombée du jour. Ce boulevard, encore très fréquenté malgré l'heure avancée, était une grande descente, une ligne droite. Il était aisé de vouloir lâcher les freins et finir dans les eaux saumâtres du port où les bateaux jetaient l'ancre pour décharger leurs cargaisons. D'ailleurs, je détestais cette facette de la ville, mécanique, polluée, sans visage et sans couleur, aux odeurs nauséabondes et aux saveurs de misère. C'était un lieu créé de toutes pièces par la main de l'homme et qui ne s'y trouvait pas encore lorsque j'étais venu au monde.
Je n'avais qu'à soustraire mes doigts des freins du vélo, laisser la perspective d'un accident me faire peur, abandonner à la vitesse de la descente l'écoulement de toujours plus d'adrénaline dans mes veines à mesure que la vitesse obscurcissait mon jugement et que le froid me faisait verser des larmes involontaires.
Je pouvais.
J'aurais pu.
J'exerçai néanmoins une légère pression sur les freins et tournai à gauche au bout de la grande avenue dans un virage serré, me dirigeant vers l'ouest en longeant la Seine et le port que je détestais tant. Ce matin même, on y avait découvert un nouveau cadavre. Un de plus parmi tous ceux que l'on retrouvait régulièrement dans ce charnier aquatique. Meurtre, accident,... Allez savoir.
Je ralentis encore, laissant les voitures noires aux formes courbes et glissantes me doubler, et je bifurquai à droite pour pénétrer dans le port même. Là, je sécurisai mon vélo à un lampadaire grâce à un verrou électronique et m'éloignai en trainant les pieds, les mains enfoncées dans les poches de ma veste en cuir noire.
J'étais heureux d'avoir pu conserver mon vélo dans ce monde où la société tout entière dépendait à chaque instant du numérique, de l'informatique et des révolutions technologiques, dans cette sphère aisée où les chauffeurs conduisaient à votre place si ce n'était pas les véhicules qui s'en chargeaient eux-mêmes. C'était un bon vieux vélo sans électronique embarqué, sans un watt d'électricité, qui se tractait à la seule force des jambes ; un vélo comme on en fabriquait plus depuis plusieurs décennies, soit bien avant ma naissance.
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Skyline Emrys
Fantascienza"- Combien de temps crois-tu que nous ayons encore à vivre ? demandai-je. Je le voyais dans ses yeux, elle s'était déjà posé la question. - Je l'ignore, Lyall. Peut-être une semaine, un mois, un an... Je sais juste que nous touchons à la fin. La fin...