Nous avions traversé les vastes plaines à dos de sarbhaals en une douzaine de lunées seulement. La lisière des forêts profondes s'étendait devant nous. Nous rendîmes leur liberté à nos montures car notre progression à travers une végétation qui se faisait de plus en plus dense devenait difficile.
Esval qui ouvrait la marche avait ralenti son allure et s'arrêtait de temps à autre pour nous laisser le rejoindre. Hoggar, ravi d'évoluer en des lieux si sauvages certainement peuplés de créatures hostiles, grommelait d'impatience. Quelques fois même dans sa langue ; ce qui ajoutait encore au caractère peu avenant, voire menaçant, de ses grondements. Mais cela était ici d'une utilité certaine. Nous n'avions rencontré en effet aucune créature susceptible d'hostilité à nos égards. À vrai dire, nous n'avions rencontré aucune créature du tout depuis que nous avancions à pied. L'effet dissuasif produit par notre imposant camarade, un guerrier Molkhott haut d'environ deux mètres et demi, s'étendait à toute forme de vie dans les alentours. Je maintenais cependant une vigilance accrue, ayant senti à maintes reprises la présence d'êtres tapis dans l'ombre qui nous épiaient.
Esval se tourna vers moi :
— Demande-lui de cesser de grogner, nous allons pénétrer les profondeurs des bois. Ces lieux sont le territoire de chasse de prédateurs qui se délecteraient de sa carcasse en guise de hors d'œuvre. Nos chances de survivre reposent à présent sur notre plus grand silence.
Parfois, le jour perçait très haut au-dessus de nous et laissait encore distinguer les parages ombrageux. D'immenses blocs de roche monolithique, couverts de lichen, se dressaient par endroits, tels des géants de Ganimedis, surplombant la canopée qui paraissait s'accrocher à leurs pieds de toutes ses lianes, comme pour les garder avec elle à jamais.
Esval quant à lui était d'un naturel plus discret qu'Hoggar. Il était très souvent pensif, voire absent parfois. Je le voyais se plonger dans de longues réflexions et pouvait lire sur son visage et ses gestes le cheminement de ses questions intérieures et leur dénouement dans l'attitude ferme et décidée qu'il manifestait lorsqu'il leur avait apporté les réponses appropriées. Mais quand il s'agissait de situations où la vigilance s'imposait il était là, bien présent, prêt à encocher en un éclair l'une de ses flèches dans son arc.
Le fond de la vallée se prolongea en un couloir dont la pente devenait de plus en plus abrupte, à tel point que nous dûmes nous encorder pour continuer. Une étrange quiétude envahissait peu à peu les lieux alors que nous descendions dans les profondeurs abyssales des forêts.
*
Les origines de l'espèce Saandkan, à laquelle appartenait Esval, remontaient à une lignée de primates arboricoles : les Saandsvals. Leur remarquable adaptation dans les forêts profondes fût principalement due à leur ingéniosité à construire leur habitat dans les arbres géants. Ils y évoluèrent ainsi à l'abri des redoutables prédateurs et gagnèrent rapidement en expansion, puisant leurs ressources dans d'adroites méthodes de cultures suspendues, se nourrissant de végétaux et délaissant toute chasse. Ils durent cependant acquérir différentes aptitudes de défense, contraints à descendre de leurs arbres pour s'approvisionner au sol en semailles et plantes pour entretenir leurs cultures et se soigner. La plus grande partie de leur production était alimentée par un ingénieux réseau d'irrigation et de récupérateurs de pluies.
Leurs expéditions au sol nécessitaient les meilleurs éléments de chaque Arbraies, les villes suspendues. Les chasseurs-cueilleurs, appelés Juhudis, se déplaçaient sans émettre le moindre bruit. Plus ils descendaient vers le fond des bois, plus la lumière faiblissait. L'un des dangers les plus répandus était les lianes enserreuses du ghoali, une espèce d'arbre carnivore proliférant dans les zones les plus obscures. Toutefois, elles étaient fort heureusement aveugles et sourdes et la seule chose à ne pas faire était de leur marcher dessus, ou même de les effleurer. Car si cela était le cas, la proie était d'abord enroulée en une étreinte rapide puis emmenée silencieusement dans les hauteurs. Et lorsqu'elle survivait à cette constriction végétale, elle avait la chance de pouvoir entrevoir les énormes mâchoires du mystérieux ghoali... et c'était bien là hélas la dernière chose qu'elle voyait.
Les diverses récoltes étaient transportées par des lépidoptères géants qui avaient sous leur ventre de grandes outres suspendues. Ils allaient et venaient de leur vol ample entre les Arbraies et l'expédition, n'étant perceptibles qu'au déplacement d'air que produisaient leurs ailes. Les Saandsvals les avaient aussi adoptés comme montures.
Au sol, l'épaisse couche d'humus était parfois semée de profonds trous d'eau dans lesquels il fallait éviter de tomber, sans quoi l'on était happé vers le fond et sûrement dévoré. Cependant aucun Juhudi n'en était revenu pour décrire la ou les créatures qui y vivaient.
Malgré l'obscurité constante d'une nuit sans lune, la végétation foisonnante dessinait des enchevêtrements chaotiques aussi denses que les ténèbres alentours. Arbrisseaux, herbes grimpantes, immenses fougères, capillaires et lianes tombaient et poussaient sur des tapis de mousses spongieuses qui recouvraient les racines gigantesques d'arbres plusieurs fois millénaires. Des colonies de champignons aux formes et aux couleurs variées dont la taille dépassait pour certains celle d'un Saandsval envahissaient les recoins les plus obscurs. L'odeur âpre des souches en décomposition se mêlait au parfum frais et persistant de la vie organique végétale. Certaines plantes arboraient des fleurs luminescentes qui constellaient les sous-bois de leurs lueurs colorées. L'Udumvarā, très rare et précieuse, ne poussait que dans certaines des régions des forêts d'Acora. Elle avait développé la faculté de produire un halo de lumière bleutée virant au vert selon la période de la journée. Elle faisait sa photosynthèse depuis la cime des arbres que ses racines grimpantes avaient colonisés. Les Saandsvals furent les premiers à se transmettre le secret de la culture de l'Udumvāra. Adorée comme une divinité par les anciens, elle était devenue l'objet permanent de l'attention des mages saandsvals qui apprirent d'elle, dit-on, les secrets de l'Univers.
L'humidité de la brume revêtait constamment la flore de rosée. L'eau ruisselait de toutes parts en de jeunes torrents sinueux qui chantaient leurs douces mélopées avant d'aller nourrir de grandes rivières au lit tranquille.
Chaque Juhudi portait toujours avec lui un Mathubbu : une sorte d'arthropode long d'une cinquantaine de centimètres, de couleur bleu foncé à anneaux verts. Ces précieux compagnons avaient pour fonction de guider les Juhudis dans ces océans d'ombre. Ils étaient en ces lieux l'une des rares espèces d'insectes-pensants dotés d'une relative intelligence. Les Mathubbus communiquaient bruyamment entre eux grâce à leurs mandibules et usaient du dialecte-cliquetis, alors en vigueur entre arthropodes civilisés des forêts. Les Juhudis étaient parvenus à déchiffrer leur langage et avaient noué des liens amicaux avec eux. Ils étaient devenus complémentaires sur une base d'échange de bons procédés : les Saandsvals aidaient depuis des générations les Mathubbus à leur acclimatation dans les cimes, baignées de lumière ; grandement reconnaissant, les fidèles mille-pattes assistaient en retour les Juhudis dans les tréfonds des forêts lors des quêtes d'approvisionnement. Ces derniers progressaient ainsi dans l'obscurité lorsqu'ils ne pouvaient utiliser les halos d'Udumvarā pour s'éclairer. Ils suivaient les cliquetis des arthropodes qui s'informaient entre eux des dangers qui pouvaient survenir. En effet, la moindre source de lumière, même la plus infime qui soit, pouvait attirer irrémédiablement des cohortes de créatures affamées, toutes plus monstrueuses les unes que les autres, et dont il aurait été fastidieux de développer ici l'énumération et la description.
Notre ami Esval était de lignée ancestrale Juhudi. Il avait reçu l'enseignement des forêts, sans lequel on ne pouvait survivre en ces lieux hostiles que nous allions devoir traverser.
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Les Forêts d'Acora
Science FictionAu cœur du système Autarcique d'Auriande, de mystérieux objets célestes viennent de s'écraser sur une jeune planète du nom d'Acora. Sous le sceau de Vijā Saati, l'Alliance universelle secrète, Jaadhur et ses compagnons y sont mandatés. Leu...