II. Une salle de conseil des plus mouvementée

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Au bout de l'allée principale de la bibliothèque se dressait une porte ogivale à double battants dont l'un, entrouvert, laissait filtrer le vacarme d'une assemblée trépidante. Le tavernier quelque peu essoufflé arrêta notre course à hauteur de l'ouverture :

— Chers amis, je vous prie d'excuser cet empressement, vous comprendrez par la suite... je me nomme Valkelis.

Il s'éclaircit la voix et reprit sur un ton solennel :

— Soyez les bienvenus au sein du Corpus Biomedis, suivez-moi je vous prie.

Nous pénétrâmes par l'entrebâillement de la porte dans une immense arène comble où le tumulte agitait les gradins comme les vagues d'un maelström dans la tempête. Le sourd grondement de la marée vivante qui montait du fond était ponctué par moments du fracas incroyable de quelques tribunes qui paraissaient déferler puis venir se briser vers le centre, comme sur un récif au cœur du chaos.

En bas, une table ronde de pierre attendait certainement l'arrivée du conseil. La houleuse assemblée qui comptait plus de mille individus, toutes espèces confondues, se contenait avec peine en attendant la délibération qui clôturait la séance. Quelques minutes s'écoulèrent ainsi dans l'incertitude la plus totale et il nous semblait voir un gigantesque édifice vivant prêt à s'effondrer à tout instant quand surgit enfin, tel une apparition fantomatique, un Mahabma. L'être de grande taille au long pelage blanc s'avança de sa démarche lente au milieu de l'arène, flottant comme une nuée vaporeuse sur ses nombreux membres locomoteurs. L'un d'eux s'empara d'une masse et frappa le sol à plusieurs reprises; cela eut pour effet de faire retomber instantanément l'agitation de l'auditoire. Dans un mouvement circulaire, la créature paisible hocha plusieurs fois la tête lentement et balaya les tribunes de ses yeux albinos... et sans un mot disparût, comme elle était apparue.

Alors, voletant bruyamment au-dessus de la quarantaine de membres du conseil qui regagnaient leurs sièges, un Ojuri déclara haut et fort :

— Aoma udhul aoma... la vie par la vie. Kamna Tilugpa utt jaari, le Bienveillant Conseil va rendre sa délibération.

Un très vieil homme vêtu de la traditionnelle robe ocre monta avec peine les quelques marches d'un pupitre surélevé. Il entama d'une voix étonnamment ferme et grave :

Aoma udhul aoma. Les évènements survenus dans les régions forestières du nord-ouest suite à l'impact des météorites sont encore à ce jour l'objet d'investigations poussées et notre étude est attelée jour et nuit à élucider leurs causes exactes. Les perturbations générées ainsi que les dissonances telluriques enregistrées dans ces contrées ne doivent en aucun cas avoir de conséquences qui se répercuteraient au-delà de leur portée. En ce sens, sont conviés à se rendre à la tenue d'une assemblée extraordinaire les différents représentants des communautés concernées ; assemblée qui aura lieu ici même dans quatre lunées. Nous rappelons que la situation est désormais sous contrôle et qu'aucune activité hostile émanant de... la structure... ne s'est encore manifestée à cette heure. Les résultats de nos recherches sur la constitution de ces objets stellaires seront communiqués ultérieurement. Nous pouvons d'ors et déjà être certains du cours pacifique de l'évolution des choses. Merci.

Un membre du conseil qui était venu au bas des marches aida le vieux sage à regagner sa chaise. Il revint ensuite et prit la parole à son tour, scrutant placidement les tribunes mouvementées de ses huit tentacules oculaires :

— La vie par la vie. En ce qui concerne le litige consécutif aux évènements opposant les communautés dont les représentants sont présents aujourd'hui, le Bienveillant Conseil demande une répartition égale des réfugiés de la zone d'observation, ainsi que la prise en charge totale des migrants quant à leurs besoins vitaux quels qu'ils soient. Il va de soi que la source du conflit n'a pu naître que de l'état d'alerte et de l'affolement qui a suivi. De telles tergiversations ne sauraient perdurer en Acora. Considérons cela, je vous prie, comme un trouble éphémère qui n'aura permis finalement que de renforcer encore le flux bénéfique de notre interdépendance. Je vous remercie.

Le Jawaku en robe ocre regagna son siège sous les acclamations de la grande majorité de l'auditoire. Il fut relayé aussitôt par un autre membre du conseil à la silhouette mince et au pas rapide et souple, reptilien. La créature grimpa à la console et, une fois installée, étira son long cou au-dessus des lasers de contrôle du diffuseur holographique.

Instantanément, les contours de forêts à la végétation abondante apparurent. L'hologramme couvrait le fond de l'arène dans une aura de lumières aux couleurs saisissantes, planant en une lente rotation au-dessus du conseil.

D'une voix perçante, l'être à la peau écailleuse commença :

— Aoma udhul aoma. Les régions des hautes plaines seront d'ici peu ensemencées. Ces contrées seront donc le lieu de vie de toute la faune et la flore que connaissent déjà les régions du sud.

Ses paroles étaient accompagnées de métamorphoses animées dans les paysages artificiels. Une clameur d'approbation générale retentit, suivie, comme à l'accoutumée, de volées de pétales blancs lancés des tribunes.

Lorsque l'audience redevint calme le conseiller continua:

— Nous attendons la venue de nos confrères des Cinq Lunes d'Andramira dans le cadre d'échanges concernant le développement des matrices bioénergétique. Nous aurons la chance de pouvoir étudier à cette occasion de nouvelles variétés de minerai hypraxile apportées par la délégation d'Ibara. Nous connaissons malheureusement depuis peu l'intérêt croissant de certains contrebandiers pour cette matière. Afin d'assurer sa sécurité, le convoi sera donc escorté par une frégate de la fédération... qui n'est pas non plus sans intérêt hélas pour ce minerai.

Les couleurs diaphanes de l'hologramme passèrent du noir intense interstellaire au bleu profond des océans d'Acora.

Le conseiller reprit :

— Les abysses des mers du sud connaissent actuellement une prodigieuse explosion démographique. Nous avons pu observer dans un premier temps le regroupement en masse des espèces bioluminescentes sans distinction. Ces concentrations ont pour effet principal de dégager un fort champ lumineux qui repousse et dissuade les grands prédateurs des profondeurs et inversement attire un grand nombre de proies.

Au cœur des reliefs marins, le long d'interminables failles, scintillaient de grandes et magnifiques colonies, pareilles à des nébuleuses astrales aux myriades d'étoiles.

Les fonds marins se dissolurent, le diffuseur se focalisait maintenant sur certaines branches du grand arbre des espèces d'Acora, les passant en revue sous les regards experts et attentifs de l'audience.

Le conseiller conclut :

— Enfin, lors des huit dernières septades, deux cent cinquante-deux formes de vie nouvelles sont venues enrichir la faune terrestre ; les régions forestières demeurant les plus fertiles. Les abysses des mers du sud quant à elles totalisent soixante-huit pour cent des nouvelles espèces répertoriées dans les océans. Je vous remercie.

Le reptile quitta le pupitre et les contours de l'hologramme éclatèrent en un scintillement de particules.

Les membres du conseil se levèrent et s'inclinèrent face aux tribunes sous une pluie de fleurs. Le conseiller Ojuri s'envola et déclara à tue-tête pour se faire entendre dans le tumulte :

— La vie par la vie ! Aoma udhul aoma ! Sammāsan jāāli yaan uma. Le grand fleuve suit ainsi son cours. La séance est close... Merci.

Nous suivîmes le tavernier qui avait sans attendre dévalé les marches de l'escalier abrupt vers le fond de l'arène. Avec peine, Hoggar et moi nous faufilâmes à contre sens à travers le chahut de la multitude de créatures qui quittaient l'auditoire dans une ambiance bon-enfant.

En bas, la colonne des sages du Bienveillant Conseil disparaissait dans la voûte d'une galerie.

Les Forêts d'AcoraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant