Le Jathikan se posa sur la plus haute des tours. Sous la clarté des lunes la pierre glacée des coursives scintillait. Lorsque nous fûmes à terre nous vîmes une silhouette, presque aussi grande qu'Hoggar, s'approcher du reptile géant et lui murmurer des mots que nous ne pûmes entendre. La bête immense, sans un bruit, reprit son envol dans la nuit. L'être dissimulait ses traits sous une vieille robe de bure. Son visage à la peau noirâtre restait dans l'ombre mais je devinai ses origines. Le Jaffath se découvrit et nous salua humblement de sa main noueuse aux doigts si longs que l'on eût dit dans la nuit les branches d'un vieil arbre :
— La paix soit sur vous, enfants d'Amkhat. Avancez je vous prie.
La voix gutturale semblait monter des profondeurs de la montagne elle-même.
— La paix en toute chose, Maül Jaffath, lui répondis-je. L'Alliance nous a mandatés pour vous rencontrer, et plus expressément pour nous entretenir avec un émissaire de l'Ordre Najab.
— Nous attendions votre venue, qui se présente sous les meilleurs signes.
À la suite du Jaffath nous marchâmes jusqu'à un grand porche.
— Depuis votre départ de Tahat jusqu'ici, nous vous avons observés.
Notre hôte continuait d'avancer dans l'immense couloir baigné d'ombre.
— N'aurait-il pas été plus simple, dis-je, d'obtenir une autorisation diplomatique afin de venir jusqu'à vous par des moyens plus rapides ?
Le Jaffath hésita.
— Les choses auraient été, pour vous, plus simples effectivement, finit-il par répondre. Nous vous avons laissé traverser ces régions ainsi pour des raisons que je ne peux vous révéler pour l'instant.
Je ne m'attardai pas sur cette énigmatique réponse.
— Si je puis me permettre Maül Jaffath, cette mission revêt une priorité extrême. L'intérêt que l'Alliance porte à cette affaire est...
— Au-delà de toute priorité, oui. coupa le moine. Cela va au-delà même de tout ce que vous pouvez concevoir.
Le moine s'arrêta devant une porte immense.
— Cette pièce, reprit-il, renferme le savoir accumulé durant des millénaires de cyclocosmes d'observation de l'Univers. Tout ce que vous allez voir et entendre derrière cette porte n'est pas sorti de ce temple depuis son édification. Entrons, le Maül Kezhan nous attend.
Lorsque les deux battants se furent fermés derrière nous, nous traversâmes une haute nef vers une pièce attenante d'où une lumière douce filtrait. Le bruit de nos pas sur la pierre s'élevait dans un silence si profond qu'il paraissait s'être emparé des toiles et des broderies qui tombaient le long des murs austères, avoir de ses propres mains jeté son voile ténu jusque dans les moindres recoins de pierre.
Une simple bougie posée sur une table de bois éclairait faiblement la pièce. Je distinguais des panneaux remplis de manuscrits jaunis qui nous entouraient dans l'ombre, certainement chargés de secrets immémoriaux.
Le Maül se leva et joignit les mains :
— Que la paix vous amène fils d'Iva...
Sans attendre il nous fit signe de prendre place sur des chaises de pierre. Ses cheveux blancs et sa barbe étaient noués en de multiples tresses ornées de perles de bois et sa peau parcourue de rides semblait un vieux parchemin.
Il me regarda attentivement des pieds à la tête. Ses yeux d'un bleu profond n'exprimaient que la sérénité et la bienveillance. Il me parut y voir briller l'éclat lointain d'une vieille étoile. Il continua :
— Le frère Kaurès qui vous a conduit jusqu'ici – le vieux Jaffath le salua avec révérence – avait pour ordre de garder le silence. Veuillez nous pardonner tout ce mystère depuis votre arrivée sur Acora... Vous êtes ici pour des raisons qui dépasserait votre entendement si je vous les exposai hors de leur contexte, je vais donc commencer par le commencement... Nous sommes reclus dans nos prières et nos études en Uthaïhadda depuis maintenant plus de quatre cyclocosmes et partageons la connaissance de lignées qui remontent à la nuit des temps. Certains des plus sages d'entre nous ont pu penser parfois que l'Univers n'avait plus rien à nous apprendre, mais cela est sans fin... Dieu est grand... infini, ô précieux enfants d'Ojhmyr, infini. Si bien que toute connaissance semble dérisoire au regard cette immensité sans limite qui se renouvelle perpétuellement.
— Par nature le savoir véritable échappe à celui qui pense le posséder, remarquai-je en toute objectivité.
— Oui... car le savoir ne va pas sans application utile, répondit le moine. Sans cela toute connaissance est stérile fils d'Iva... et la nature fondamentale de l'utilité est bénéfique. On ne peut posseder le bien, mais seulement l'accomplir. C'est pourquoi nous avons de toutes nos forces préservé la sagesse que nous avons reçue du Cosmos de tout esprit impur, et prié pour que le bien et le bien seul en reste le détenteur.
— Il convient d'amener ici la question de la nécessité du savoir... proposa Kaurès. Quand la conscience s'impose dans l'évolution comme souveraine, selon les répercussions qu'elle connaît, la sagesse ne peut et ne doit reposer que sur des lois éthiques. Car nous connaissons hélas ce que le savoir tout-puissant a pu générer...
— Le savoir est une illusion de l'esprit ! interjeta vivement Khesan. Élaborée sur les fondations de sable des systèmes symboliques... allons ! En quoi est-ce que les écrits consistent, objectivement, sinon en une suite de gribouillages ?! L'Univers parvient toujours à ses fins. Toute explication est une surimposition inutile, le temps nous a montré qu'il n'est aucune sagesse gouvernante. Les principes que la pensée avait établis se sont au fil des cycles effondrés pour en voir naître d'autres qui à leur tour...
— La matière seule évolue, continua Kaurès. Et elle évolue parfaitement sans qu'aucun esprit ne s'y implique. La génération de la vie découle de ce processus aveugle, inconscient... et ce cheminement « sans savoir » de la matière est à la base de la conscience elle-même, n'oublions pas cela.
— Oui, c'est donc en quelque sorte que la matière sait, avant même d'être consciente... conclut Khesan, cela pourrait renvoyer à la conscience son véritable reflet : une distorsion finalement inutile à l'ensemble. Cela m'amène au cœur de notre sujet : la matière en elle-même peut–elle connaître une information consciente ? Ou, plus clairement, les fondements de l'Univers ont-ils pu être conçus par une intelligence originelle ?
Il se recueillit un bref instant avant de reprendre :
— ... Bien que les formes de vies les plus diverses et variées aient été recensées à travers toutes les régions connues de notre Cosmos, nous n'avions jusqu'à présent aucune idée de ce que nous pourrions trouver au-delà des conditions propices à la vie telle que nous la concevions, c'est-à-dire au-delà de l'Abysse sidéral.
Il se leva et nous invita à le suivre. Au fond de la petite pièce d'étude un pan entier de la vieille bibliothèque grinça et pivota sur lui-même. Nous pénétrâmes dans un couloir sinueux où régnait l'obscurité la plus totale et, à la suite des deux reclus, entrâmes dans une salle qui n'était éclairée que par un objet étrange flottant en son centre.
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Les Forêts d'Acora
Science FictionAu cœur du système Autarcique d'Auriande, de mystérieux objets célestes viennent de s'écraser sur une jeune planète du nom d'Acora. Sous le sceau de Vijā Saati, l'Alliance universelle secrète, Jaadhur et ses compagnons y sont mandatés. Leu...