Kate : Doudou

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Après avoir vu la vidéo, je regarde toutes les photos une à une. Elles m'évoquent des souvenirs flous. Si je ferme les yeux, les visages s'estompent peu à peu. Certaines scènes ne me sont pas totalement inconnues, certains objets me semblent plus ou moins familiers. Il ne reste que moi, seule, devant mon écran. J'entends la voix de ma mère qui résonne dans mon esprit. "Il faut que tu retrouves la mémoire...", scande-t-elle. Ma mère aimait son frère par dessus tout.

Mais je ne suis pas ma mère.

Je ne le serai jamais.

Ma mère veut (voulait ?) que je retrouve la mémoire pour sauver son frère. Ce n'est pas ce que je veux. Si je fouille chaque recoin de chaque photo à la recherche d'un choc mémoriel, ce n'est pas pour eux. C'est pour moi. Durant douze ans, aucun adulte n'a eu la charmante idée de me raconter ce que j'étais en droit de savoir ou de me demander mon avis. On m'a toujours menti. La preuve, c'est que j'ai perdu de vue bien des membres de ma famille.

Apolline.

Apolline est ma cousine, et je ne la connais plus. J'espère la retrouver un jour, même si je ne me souviens plus d'elle.

Je cherche toujours, avec cette frénésie démente. Comme si ma vie en dépendait. Est-ce que ma vie dépend de ma mémoire ? Il y a des photos d'une journée à la plage. Je revois mon père, ma mère, moi à quatre ans. J'éprouve un certain malaise parce que j'ai oublié. Comment peut-on oublier son anniversaire ? C'est invraisemblable. Et l'impossible arrive. Sur ce cliché, sur le sable, il y a une peluche. Mais pas n'importe quelle peluche. Je la reconnaîtrais entre mille. C'est un lapin rose, tout doux.

C'est mon doudou.

J'ai mal à la tête, beaucoup trop mal à la tête. Tout me revient par flashs rapides et ininterrompus, tout. Tout. À cause d'un doudou. Je revois tout ça d'un coup. La tête entre les mains, j'ai l'impression que je vais imploser tant ce que je ressens est fort.

Ce soir-là... Ce soir-là, je racontais à Maman comment c'était la mer, que j'avais bien aimé, et que Doudou aussi. Papa ouvrait difficilement la porte de l'appartement, un sac de plage dans chaque main. Tout était par terre. J'ai trouvé ça drôle, au début. On aurait un peu dit les jeux qui nous amusaient, Ethan et moi. Construire quelque chose pour ensuite le détruire. C'était follement amusant. Je revois Papa qui brandit son téléphone, qui appelle la "Paul Hisse". C'est ce que j'avais compris, en tout cas. Il y avait un homme habillé en noir de la tête aux pieds. Papa a eu peur. Maman était tellement surprise que je suis tombée de ses bras. J'ai pleuré, à cause du choc. Elle a hurlé. L'homme a grogné. Il a tiré sur Papa avec un pistolet qui ressemblait légèrement à ceux qu'Ethan utilisait pour jouer au cowboy. Papa a saigné, comme quand je suis tombée dans la cour de l'école un jeudi. Papa s'est endormi et ne s'est jamais réveillé. Maman poussait des hurlements stridents. Puis on a entendu des sirènes de police. L'homme a tiré sur Maman avec son pistolet et lui a dit : "Tu diras à ton frère que c'est lui le responsable de ce carnage. Lui." Il pointait un doigt accusateur vers Maman, qui elle aussi s'était mise à saigner. Puis il est parti par la fenêtre. Et Maman s'est endormie. J'étais seule avec Doudou serré fort contre moi quand ils ont enfoncé la porte, m'ont retiré ma mère et m'ont emmenée de force, malgré mes cris. Doudou est tombé et je ne l'ai plus jamais revu, lui aussi.

Quand je sors de mon délire, je vois qu'Ethan est assis à côté de moi sur le canapé. Il est... effrayé ? Qu'est-ce que j'ai fait ? Gaspard brandit son téléphone et déclare :

- J'appelle le SAMU.

Je le dissuade en deux phrases et lui tend un regard implorant.

- Ce n'est pas lui. Ce n'est pas Alden...

- Ce n'est pas... quoi ?, s'étouffe Gaspard.

- Ce n'est pas Alden qui a tué mes parents. Mais il sait qui a tué mes parents, ajouté-je.

- Dans ce cas-là, il faut qu'on sache pourquoi il veut nous écarter de France, conclut-il.

Je renchéris à mi-voix :

- J'ai perdu mon Doudou...

Ethan est interloqué, comme si je n'avais pas besoin de tendresse et de réconfort. Comme si je n'avais pas besoin d'un doudou. Il décide de me prendre dans ses bras, où je me laisse tomber.

- Ne t'inquiète pas, ça va aller, murmure-t-il.

Je n'en suis pas si sûre... 

 

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