Ethan : Tu veux jouer ?

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Quand nous partons de Rex Club, les rues sont illuminées, quasi irréelles. Elles brillent de mille feux, si bien qu'on en oublierait presque l'heure tardive. Il est deux heures du matin, et dans six heures, j'ai cours de français. C'est carrément grotesque de penser à la journée prochaine, mais tandis que la main chaude de Kate se glisse dans la mienne, j'imagine ma classe sans moi. Ma place vide à côté de Lisa, près de la fenêtre. L'appel effectué par la voix encore endormie et assommante de Madame Petit. Elle prononcera mon prénom, attendra une réponse qui ne viendra pas.

- Il n'est pas là, Madame, s'écriera Lisa, paniquée.

- Pourquoi ?, demandera la prof avec sa curiosité malsaine.

Parce qu'il a une vie à vivre, Ethan. C'est super, les cours, le lycée, mais ça m'entrave. Ça m'étouffe et ça me stresse. Ça ne laisse de la place pour quasiment rien d'autre. Pas de voyages, d'expériences extraordinaires, rien. Le néant. Alors, allez-y, continuez, faites comme si je n'étais pas là, puisque je ne suis pas là. Continuez vos métaphores et vos métonymies. Pendant ce temps-là, je vis intensément. Je m'accorde quelques heures de liberté. Est-ce blâmable de refuser d'être comme les autres, ne serait-ce qu'une journée ? Peut-on considérer cette attitude comme une résistance à la déshumanisation ? Allez, prenez une copie double et votre stylo bleu, vous avez deux heures, pas une minute de plus. Quand vous apercevrez-vous que vous avez votre vie devant vous pour résister, et qu'elle s'écoule sous vos yeux, petit à petit ? Passés vos quarante ans, vous vous rendrez compte que la moitié de votre vie est déjà derrière vous, et vous regretterez. Je vous jure que vous le regretterez. Alors une journée de répit ? Non, ce n'est rien. Prenez une journée pour vous et oubliez le reste. Durant cette journée, vivez chaque chose avec autant d'importance que s'il s'agissait de votre dernier jour sur Terre. Puis faites cela pour chaque journée que vous vivrez. Prenez chaque journée comme un cadeau. On ne vit qu'une fois.

- Ethan ? À quoi tu penses ?, s'enquiert la princesse de ma nuit, la tête lascivement posée sur mon épaule.

- À nous et aux autres.

Je dépose un baiser sur ses lèvres, puis nous nous mettons à marcher, à errer sans but jusqu'aux Champs Élysées. J'aperçois la Tour Eiffel, scintillante. Comment la louper ? Elle semble protéger Paris, bienveillante dans sa lumière dorée. C'est elle, la Dame de Paris. Réflexion faite, elle n'a pas empêché les attentats. Néanmoins, elle reste un symbole, comme une gloire passée. Elle est bichonnée pour les touristes aux multiples nationalités qui accourent pour la visiter et prendre un selfie du haut de ses étages. Elle perd un peu son sens. Et j'ai envie de lui rendre, ce sens perdu.

- J'ai envie de faire quelque chose d'horriblement cliché, confié-je à Kate.

- Propose toujours, on verra bien. Ce n'est pas comme si on avait un impératif horaire, s'amuse-t-elle, la voix remplie de sommeil.

- Tu as toujours ton foulard ?

- Oui, pourquoi ? Tu veux jouer à colin-maillard en pleine nuit ?

- Bande-toi les yeux, s'il te plaît. Maintenant c'est à moi de te faire une surprise.

Kate hésite l'ombre d'un instant puis se laisse faire. J'arrête un taxi qui nous dépose près de la Tour Eiffel, non sans rechigner à cause de l'heure tardive. Nous descendons, puis je guide Kate jusqu'au pied de la Tour Eiffel. Un vigile nous scrute de la tête aux pieds. Je sors ma carte d'identité, et je déblatère le premier mensonge qui me vient à l'esprit.

- Je dois accéder au restaurant sur initiative du chef Langlois pour une dégustation surprise, lancé-je en désignant Kate et ses yeux bandés.

Le vigile ne bronche pas et me donne même une carte pour accéder à l'ascenseur et aux parties privées de la Tour Eiffel, dont le restaurant, le tout avec le sourire. Nous nous engouffrons dans l'ascenseur désert qui nous emmène tout en haut, au sommet. Le monde est à nos pieds, et Paris s'étend en bas, immense et lumineuse ville. Le bruit lointain d'une fête et ses rythmes sourds résonnent en contrebas. Nous surplombons la Terre entière ce soir. L'air frais joue avec les cheveux de Kate, qui frissonne vaguement.

- Où sommes-nous ?, s'interroge-t-elle.

- Tout en haut, murmuré-je en lui ôtant le foulard des yeux.

Les yeux écarquillés, béate d'admiration et d'étonnement, bouche bée, Kate contemple le panorama extraordinaire qui s'offre à nous, seulement à nous. Elle est magnifique, et c'est pour ça que je voulais la retrouver, quitte à la poursuivre ou à la chercher dans tout Paris. Parce qu'elle est la lumière de ma vie, et que sans elle l'obscurité me perd. Parce que je l'aime et qu'elle m'a manqué. Nous deux, c'est du sérieux et ça durera autant de temps que ça durera, mais je sais qu'on restera longtemps ensemble.

Kate se retourne vers moi, les yeux brillants, pour se jeter dans mes bras et m'embrasser. Ses lèvres fondent sur les miennes avec une rapidité désarmante. C'est, je crois, la plus belle soirée de ma vie.

 C'est, je crois, la plus belle soirée de ma vie

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