Grec. 34

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- Je déclare forfait. Genre vraiment. Tu m'as bien cassé les couilles, il ajoute avec les yeux plissés.

Je me contente de lui lancer un sourire en coin.

- Jsuis pas ta fille pour rien.
- Pas faux. Mais t'aurais pu y aller mollo, je tiens à ma fierté.
- Balec de ta fierté.
- Eh oh.
- Pardon.
- Ptdr jrigole, t'es libre de dire ce que tu veux ici. On n'est pas chez ta mère.

Ooh ça oui.
C'est pas du tout la même chose.

Je reste muette quelques secondes, à me remémorer le nombre de fois où elle m'avait réprimandée en faisant une tête bizarre. Où on avait rigolé comme des demeurées parce qu'au fond, ce n'était pas très grave.

Il y avait quand même des bons moments.

Je secoue la tête, pour oublier, puis lance d'une voix que j'espère joyeuse:
- On va manger ?
- Euh ouais, j'ai tellement joué que j'avais oublié qu'il était cette heure là.

Il sort son téléphone de sa poche de jean, le dernier iPhone, et balaie quelques notifications.

- 14h. Ça te dit, un grec ?
- Ouais pas de problème.
- Ou Macdo sinon, yen a un à cent mètres.
- Nan, grec, intervient Gringe de la cuisine. Faut que je revois la ptite vendeuse de la dernière fois.
- Mec, réplique mon père, tu l'as fait flipper la dernière fois, elle aura démissioné à mon avis.
- Mais naaan elle m'avait dragué aussi. Elle m'avait parlé de sauce blanche. C'est pas anodin, sauce blanche...
- Guillaume Tranchant, continue mon père d'un air blasé. Elle bosse dans un putain de kebab, ya pas de sous entendu quand elle parle de "sauce blanche". Mûris, un peu. Et oublie Doria aussi.

Doria ?...

Sûrement une des ex de Gringe.

- C'est ce que je fais, prétend Gringe en revenant dans le salon, une clope à la bouche.
- Et fume pas dans le salon steuplé, Capucine va bientôt rentrer.
- Et alors ?
- Elle veut arrêter de fumer. C'est pas la première fois que je te le dis, si elle sent la clope en arrivant ici elle va péter un câble. Et comme ça fait plus d'une semaine que je l'ai pas vue j'ai pas envie qu'elle m'engueule tout de suite tu vois.
- Espèce de maniaque va, se moque l'intéressé.

Il va quand même jeter sa cigarette dehors, à la fenêtre, puis revient vers nous.

- Bon, on va bouffer ?
- Ouep, je réponds en me levant.
- Comment t'as pris la confiance, rigole Gringe devant mon assurance. Genre hier soir tu savais pas quoi nous dire et là tu nous parles comme si on était tes bros. Ça me fait rire.
- Gringe, dit mon père d'une voix se voulant réprimandeuse. Tes remarques, on peut s'en passer.
- Rooo comment t'es chiant... Ça va je t'ai pas traumatisée ? demande t il, d'une voix ironique cette fois à mon intention.

Je secoue la tête avec un petit sourire.

- Tu vois Orel, ta gamine sait apprécier l'humour. Pas de souci à se faire, t'es tranquille mon gars.

On enfile tous une veste et quand on est prêt, on sort de l'appartement en veillant à bien le laisser fermer.
On arrive dans la rue, assez vide. Normal, on est dimanche.
Et qui dit dimanche ici, dit jour du seigneur.
Et qui dit jour du seigneur, dit jour où tu te balec de la vie.
Si bien que tout est fermé, ou presque. Aucun magasin d'ouvert, juste des boutiques à l'air bizarre.

On finit par tomber sur un kebab ouvert tous les jours de la semaine.

Ils ont l'air de bien le connaître, parce que une fois le pied posé à l'intérieur un homme vient les tchéquer.

- Yoo les mecs. Comment ça va ? Ça fait un bail qu'on vous a vu.
- Ouais on était sur Paname, explique Gringe. Et pis on a eu des affaires à régler ici, du coup on est revenu...
- Je vois ça... C'est la demoiselle, les affaires ?

L'homme me lance un regard appuyé. Je détourne la tête, gênée. Je n'aime pas être le centre de l'attention, surtout quand c'est gênant comme ça.

- Nan, c'est la nièce de Skread, annonce Orel. Il est pas là aujourd'hui et comme on est pote avec elle, elle reste avec nous pour la journée.

Il m'ébouriffe les cheveux et m'adresse un sourire qui semble vouloir dire "suis le plan qu'on fait et tout se passera bien".

Pas trop rassurant.

La conversation prend fin et on se dirige vers la caisse pour commander. Un quart d'heure plus tard nos assiettes arrivent, et dans le rire on commence enfin à manger.
Avec mon père, on se moque de Gringe qui cherche la fille de la dernière fois. Il remet sans cesse son bonnet sur ses cheveux en regardant partout autour de lui.
Il est très drôle à voir.

Malheureusement pour lui, elle n'apparaît que lorsqu'on sort du kebab. Elle passe à côté de lui, concentrée sur son téléphone, sans se préoccuper de lui.

Le pauvre Guigui est dépité. Il tente de l'interpeller, mais elle s'est déjà enfoncée dans la boutique.

- Et un vent de plus, allez, ricane Orel. T'inquiète pas mon Greenge, tu vas pécho un jour.
- Un jour peut être ouais, répète il, le ton amer.
- Hum.

Je les fixe, tous les deux.
Ils ont l'air de penser à un souvenir pas très gai.
Ou pas très glorieux.
Qui sait.

Mon père et ses histoires à raconterOù les histoires vivent. Découvrez maintenant