Mon père et ses histoires à raconter

Dans le grand bain. 55

Comment on fait pour devenir invisible, déjà ?

Disparaître, m'en aller, ne plus être ici tout de suite maintenant c'est mon souhait le plus cher.

Le regard interloqué de ma grand mère est posé sur moi depuis une minute. Sans que personne n'ait réagi. Il y a juste eu un peu d'animation dans la maison, mais aucun autre membre de la famille n'en est sorti.

- Euh.... Alma, ta.... Ta fille ?
- Ma fille, oui.
- Oh... Vous avez donc fait le choix d'adopter, avec Capucine. Je pensais que vous alliez... Procéder par la voie naturelle pour avoir des enfants, mais bon. C'est aussi bien comme ça.

Du coin de l'œil je vois que Capucine s'apprête à contredire sa belle mère, mais discrètement mon père lui fait une pression dans le bas du dos, là où il a mis sa main, pour lui demander de ne rien dire.

C'est quoi, son plan ? Faire croire à toute sa famille que je viens de la DDAS et qu'il a eu envie de m'avoir comme fille ?

Mouais.

Vu comment je suis son portrait craché, pas sûr que son idée tienne la route très longtemps.

Cécile, ou plutôt... Mamie, se met sur l'extrémité du perron en nous faisant signe d'entrer. Quand je passe devant elle, je sens son regard sur moi. Sûrement en train de me juger.

Ne pense pas à ça, Alma.

Le vestibule est grand. Très grand, même. Il donne sur un imposant escalier en bois desservant les étages, et sur deux pièces se faisant face. À droite, comme je le pensais, la salle à manger, à gauche, la cuisine ouverte donnant sur le salon.

Nous sommes les bons derniers. Une dizaine de personnes est attablée dans la salle à manger, les gosses compris. Toutes les têtes sont tournées vers nous. Je ne peux m'empêcher de rougir et de regarder le parquet. Très beau aussi ma foi.

Je sens que mon père cherche ma main. D'un coup, il la prend dans la sienne et me la serre fort. Je lui jette un rapide regard interrogateur, mais il est occupé à fixer une personne à la table.
Un homme d'une cinquantaine d'années également, comme ma grand mère, aux cheveux poivre et sel bien peignés, aux lèvres pincées et au regard dur, le fixe en retour avec la même intensité.

- Bonjour papa.
- Bonjour Aurélien.

S'ensuivent de nombreux raclements de chaise. Tout le monde se lève pour nous dire bonjour aussi. Juste avant que tous ces inconnus s'approchent de moi, mon père lance d'une voix forte :
- Je tiens d'abord à vous présenter Alma, ma fille de seize ans.

Silence dans l'assemblée. On entendrait presque les mouches voler. Puis la voix de ma grand mère intervient de la cuisine :
- Ils ont adopté, avec Capucine !

Des "aaaaah" nous parviennent alors et tout le monde s'empresse de venir nous faire la bise.
Tout d'abord, Clément, le frère de papa. Mon oncle. Ils se ressemblent assez, de taille moyenne, brun aux yeux marrons, une barbe de 3 4 jours et un regard malicieux. La seule différence est que Clément a les cheveux très courts tandis que mon père les a aux épaules, à peu près. Il me fait la bise avec un sourire amical. Puis me demande depuis combien de temps je vis avec l'énergumène que représente son frère.

- Eh, parle pas de moi comme ça, elle va avoir une mauvaise image de moi !
- Hehe je dis ce que je veux, frérot.
- Ça fait quoi, un mois, deux mois, qu'elle est à la maison.
- Et tu le dis que maintenant ? s'égosille une voix féminine assez aiguë.

Une jeune femme, les cheveux teints en blond clairs, s'avance vers mon père et le serre fort dans ses bras aussi. Je me doute qu'il doit s'agir de Laeticia, sa sœur.

- On t'a pas vu depuis un an et tu nous ramènes une nièce, comme ça...
- Ouais, je savais pas ce que vous alliez pouvoir penser... Avec Capucine, on s'est dit que c'était le moment pour vous l'annoncer.
- Tu sais, Dam m'a payé une place pour aller te voir au Cargö, en mai. T'as été incroyable, surtout avec la petite qui a fait un malaise, là. Aurélien le super héros.
- Juure, t'étais dans la salle ?!
- Ouais, avec Charles, Baptiste et Dam.

Je me raidis. Pourvu qu'elle ne m'ait pas reconnue, moi la fille au malaise.

Je bloque sur les dénommés Charles et Baptiste, mais comprends que Dam doit être le grand blond légèrement à l'écart du groupe, soit le copain de Laeticia.

- Tontooon !
- Eeehh, salut les gars.

Les deux têtes brunes que j'avais aperçu dans l'entrée se jettent sur mon père. Des jumeaux d'à peine dix ans, à tout casser. Il leur ébourrife les cheveux et leur demande si le concert leur a plu. Pour toute réponse, ils hochent la tête frénétiquement et se mettent à parler en même temps, provoquant le rire de mon père et le froncement de sourcils de Clément. Il doit s'agir de ses enfants.

- T'as pas vu la ptite dernière, encore, dit ce dernier avec un grand sourire. Claire. Elle a eu onze mois hier.
- Genre, t'as eu une fille ?
- Ouais. Elle est beaucoup trop mignonne. Elle tient de son père.
- Bah bien sûr...

Clément tend le bras et une belle femme rousse vient se coller à lui, un bébé dans les bras.
- Salut, Emma, la salue papa. Coucou, Claire...

Il se baisse au niveau de l'enfant et lui caresse la joue. Capucine vient le rejoindre et s'extasie devant la petite. Mon grand père vient à la rencontre de mon père et commence à lui parler.

Je reste seule quelques instants, et je sens une poignée de regards sur moi. Laeticia, tout sourire, s'approche.

- Salut. Alma, si j'ai bien compris ?
- Oui. Laeticia ?
- Exactement. Si j'avais su que mon frangin allait avoir des enfants un jour, même en adoptant, je l'aurais pas cru.
- Ah... Pourquoi ça ?
- C'est un gamin dans sa tête encore. Ça m'étonne même pas qu'il ait préféré prendre une ado plutôt qu'un bébé, il peut pas s'en occuper. Clément lui avait demandé une fois de s'occuper des jumeaux, il a failli les laisser se noyer dans la baignoire.

Je me retiens de rigoler. Elle n'a pas l'air très sérieuse en racontant ça, mais mieux vaut ne pas donner une mauvaise image de moi et ne pas faire de gaffe.

Je continue à discuter un peu avec ma tante. Elle m'apparaît comme quelqu'un de très sympathique, et je sens qu'elle pourrait devenir quelqu'un d'important pour moi également.

- Et moi, on ne me présente pas ?

Tout le monde se tourne vers la table, où Jeanine était restée assise.

- Heey, salut mamie.

Papa passe derrière les chaises et vient enlacer sa grand mère. Je sais qu'il est très proche d'elle et qu'il ne l'a pas vue depuis quelques temps.

- Comment tu vas, dis moi ? T'es venue ici en skate, comme je t'ai montré ?
- Oh non, cette chose là c'est pas confortable du tout. C'est ton père qui est venu me chercher, tiens.

Ses yeux tombent sur moi, et elle me sourit tendrement.

- Je suis arrière grand mère une nouvelle fois. Tu m'as pondu une belle jeune fille comme ça...
- Elle a été adoptée, intervient mon grand père d'une voix sèche. Elle était dans un foyer, et Aurélien et Capucine prévoyaient depuis quelques temps de venir en aide à une jeune défavorisée.
- Oooo ma pauvre, tu étais en foyer ? me demande Laeticia d'un ton désolé.
- Ce n'est donc pas ton arrière petite fille, maman, ni notre petite fille à Cécile et moi. Point barre. On peut se mettre à table ? Mon fils aîné a eu la délicatesse d'arriver avec une demie heure de retard.

Sur ces paroles, il s'installe et pose les mains sur la table en fixant les membres de sa famille pour qu'ils l'imitent.

Eh ben. Je pensais pas faire pire.