Si seule. 40

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Je crois que depuis que Dieu m'a donné la vie, enfin plutôt mes parents en l'occurrence, jamais au grand jamais je n'ai autant bossé. Il y a des livres partout partout sur mon lit : mon manuel de français, trois annales, mon classeur avec toutes mes fiches, mon cahier de cours, et tous les bouquins que j'ai lu dans l'année.

Vous l'avez sûrement compris.
Le bac approche à grand pas.

Dans deux jours, je serai face à ma copie, en train de décéder, de transpirer, et de me bousiller la main à force d'écrire. Quatre heures assises sur une chaise usée par les postérieurs de centaines d'autres élèves dans la même situation que moi.

On est le samedi 20 juin. Il fait beau, il fait chaud, l'été arrive. Mais il y a nous, les premières et les terminales, qui restons cloîtrés chez nous à potasser nos cours de l'année pour espérer s'en sortir avec une mention. Résultat, on a des têtes de trois mètres de long et on use nos yeux et notre cerveau à force de réviser.

Je me suis enfoncé des écouteurs dans les oreilles pour ne pas être déconcentrée par les bruits de la ville. Comme on crève presque de chaud dans cette chambre, je suis obligée d'ouvrir la fenêtre, mais les passants en bas ont la bonne idée de gueuler sans arrêt.
En ce moment, je relis la biographie de Victor Hugo, en espérant tomber sur son texte à l'oral.

Quelle conne j'ai été en choisissant L moi... Je me tape 27 textes à apprendre par cœur. La joie.

Et à part ça... Eh bien ça fait un mois que je vis chez mon père, maintenant. Un mois qu'on apprend à se connaître petit à petit, qu'on s'apprivoise, qu'on se supporte... Et qu'on s'engueule aussi, je vais pas le cacher. Capucine joue souvent les arbitres, et elle n'est pas de trop. J'ai souvent du mal à la supporter, mais en général elle m'est sympathique alors bon je joue pas les difficiles.
Le couple que mon père forme avec elle m'intrigue pas mal. Ils sont très différents du point de vue moral, mais ils sont quand même complémentaires. Ils vivent dans leur monde en quelque sorte, et c'est étrange à voir. Mais étrange dans le bon sens, donc ça va.

Dans l'ensemble, je suis heureuse. Heureuse de pouvoir partager ma vie avec celui qui m'avait tant manqué.

Trêve de niaiserie. Je dois encore bosser moi.

Au moment où j'allais sortir la biographie de Rabelais, on toque à ma porte, et Gringe fait passer sa tête dans l'entrebâillement.

- Salut toi, il me lance.
- Bonjour, je réponds d'une voix d'outre-tombe en fronçant les sourcils, en train d'essayer de retenir les dates de l'auteur.
- Ça sent le fauve ici, tu veux pas sortir un peu ?
- Je bosse, Gringe, je réponds en grinçant des dents. Je peux pas.
- Rooo, allez, une sortie entre Casseurs Family.
- Laisse la bachoter Guigui, intervient mon père en passant lui aussi la tête dans l'entrebâillement. C'est une gamine studieuse, elle va pas accepter de venir prendre un Sundae avec nous.
- Ah, c'est dommage... Il fait grave beau en plus, ça serait con de pas en profiter.
- Carlos m'avait dit qu'il faisait une pause cet aprèm en plus, ajoute Orel.

Je soupire d'exaspération.
Quelle bande de gamins.

Car depuis que je vis ici, je passe le plus clair de mon temps avec eux. Souvent, on se fait des soirées où joints et alcool font bon ménage, alors j'invite Carlos et les filles et on rigole bien.

Mon père a même décidé de venir habiter ici jusqu'en juillet, pour qu'il puisse m'aider jusqu'au bac. Après il devra repartir sur Paris, et je ne sais pas ce que je deviendrai.
Il m'a proposé de venir avec lui sur Paname, mais je n'en ai aucune envie. J'aime beaucoup mon lycée et mes amis, alors tout quitter pour la capitale... Il m'a alors proposé de me prêter l'appartement. Comme je suis quelqu'un de sage, il sait que je saurai m'en occuper, et que s'il me passe de l'argent tous les mois je saurai me débrouiller.

Ce n'est pas tellement une idée qui m'enchante non plus.
Mais bon. On n'y est pas encore...

Je n'ai pas non plus de nouvelles de ma mère, et ça me fait un truc. J'ai sans cesse le sentiment qu'il me manque quelque chose, que je ne suis pas totalement épanouie.
Je ne suis pourtant pas prête à revenir sur Hérouville. Pas du tout.

Voyant que je ne suis pas décidée à les suivre, Gringe rentre dans la chambre, en fait le tour, les mains derrière le dos, et fait mine d'observer le plafond.

Interloquée, je le regarde faire.
Puis me replonge dans mes cours.

- ATTAQUE NINJA !! crie t il en se jetant sur moi, m'immobilisant complètement.

J'ai à peine le temps de protester que mon père arrive à son tour à toute vitesse et m'attrappe par la taille. Gringe s'occupe de ranger vite fait le bordel qu'il a foutu dans mes fiches et me prend une veste en jean.

- Direction Macdo centre ville, m'indique mon père en me portant jusqu'au rez-de-chaussée. T'as besoin de faire une pause Alma, il ajoute d'un air plus sérieux que je ne lui reconnais pas tellement. T'es dans tes cours depuis une semaine. Un ptit Sundae va pas te faire de mal. Ya Carlos en plus.

Je soupire.

- Vous aviez pas besoin de faire tout ça, je grommelle alors qu'il me dépose sur le canapé.
- T'aurais jamais bougé sinon.
- OK j'avoue.

J'enfile la veste que Gringe me tend par dessus ma tunique, puis les suis dans le couloir, hors de l'appartement.

Dix minutes plus tard on se retrouve devant le Mcdo à côté de l'ancien cinéma Pathé, en train d'attendre mon meilleur ami.

- Jamais à l'heure, ces espagnols, raille Gringe en fumant.

Je le vois finalement arriver, au loin, en train de courir. Il arrive près de nous tout essoufflé en bredouillant quelques excuses.

On rentre à l'intérieur et les Casseurs vont commander aux bornes, nous laissant Carlito et moi choisir les places. On s'installe juste à côté d'une fenêtre.
Après s'être assis, on discute de tout et de rien, vite fait. Mais surtout du bac qui approche et qui nous stresse tous les deux.

- J'ai pas envie de passer l'oral, m'avoue t il d'une petite voix. J'ai très peur des questions...
- Les questions ça le fait tranquille, j'explique en m'étirant. T'as juste à revoir tout depuis le début de l'année et...

Je ne finis pas ma phrase.

Au loin, en train de discuter avec une jolie fille...
Je vois Rémi. Mon voisin d'Hérouville.

Qui lui aussi s'est figé en me voyant.

Mon père et ses histoires à raconterOù les histoires vivent. Découvrez maintenant