Chapitre 33.2, la colère du demi-griffon

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Il accéléra pour échapper à cette conversation désagréable, ses yeux fouillant le port et les navires dont il approchait. Plusieurs étaient amarrés, d'autres s'éloignaient déjà dans l'étendue bleue du lointain. Que ce qu'il fasse soit illégal lui importait peu, il avait déjà commis le plus horrible des crimes en tuant son paternel – il réquisitionnerait le navire le plus rapide de Port-Mauer et n'attendrait pas un instant avant de le préparer au départ.

Derrière lui, l'équipage de fortune beuglait encore en écho à la rage qu'il avait ravivé en ses membres. Il était parvenu à sélectionner parmi eux des marins et des pêcheurs qui, au moins, avaient une certaine connaissance de la mer. Karmat, lui, avait promis de le suivre dans ses voyages, inspiré par la personnalité forte que cachait l'air sensible du bâtard – et il était parvenu à ramener avec lui d'autres hommes de la garde, ceux chargés de garder le port, bons combattants et hommes forts, habitués à l'odeur de la mer et aux vents puissants de ses bordures.

Sur son ordre, son équipage réquisitionna un navire que l'on nommait le Kraken pour sa taille, mais qui était également le plus rapide qu'ils aient trouvé. Navire ayant appartenu à feu lord Adiant, cette idée arracha un sourire cynique à son fils. La douleur de la perte de son père lui viendrait plus tard – pour l'heure, seule l'idée de retrouver sa sœur l'obsédait, et la colère rongeait son cœur normalement si pur.

Isendre aidait ses hommes dans les cordages, lorsqu'une ombre sur le pont attira son regard. Il tourna la tête et vit une silhouette couverte d'une cape. Lorsque le capuchon tomba, son visage s'assombrit sous la peine. Il descendit lentement du navire.

— Isendre.

Le maître d'armes du château se tenait là et, à son regard, il avait tout entendu. Le bâtard déglutit, faisant face à cet homme qui lui avait tout appris des armes. Les souvenirs de l'enfance lui revenaient en plein visage, alors qu'il enviait déjà les talents martiaux d'Alessandre, le fils légitime, la noblesse d'Alyssa, la fille légitime. Et lui, n'était que le bâtard. Celui que l'on tolérait à la table des maîtres lors des repas lorsqu'Arthos était encore un grand homme, son père, celui qu'il aimait et admirait au-delà de tout.

Et alors qu'Isendre se faisait ombre à Port-Mauer, fuyant les regards qui le jugeaient, le critiquaient en permanence,Valasc l'avait vu. Il avait vu le bâton entre ses doigts fins, qu'il envoyait avec force dans le tronc d'un arbre, hurlant sa rage après que Cerenna l'ait frappé. Les yeux encore innocents, la joue marquée de rouge et la lèvre tâchée de sang, Isendre s'était isolé pour laisser exploser sa rage. Et c'était là que le maître d'armes avait vu toute l'étendue de ses talents, toute la force qui se cachait derrière cet enfant en apparence chétif.

Et Valsac le rendit fort, il le rendit puissant, agile.

Les lèvres d'Isendre se séparèrent, tremblantes sous la peur et l'émotion. Il avait tué son père sous la colère, celle-la même qui encore habitait ses yeux, mais refusait de tuer Valasc. Il ne le pouvait pas. La voix de son mentor s'éleva, dure comme la roche et pleine de regrets.

— Ce que tu as fait...

— Je ne peux le regretter.

Le maître d'armes fronça les sourcils. Isendre se retrouva enfant face à son regard sévère, mais refusa de plier. Il était un homme, désormais.

— Mon père a fait trop de mal autour de lui. À sa famille, à ses alliés, à Talen. Je ne pouvais laisser ses crimes impunis. Je devais rendre la justice, pour Alyssa. Pour Talen.

Le regard de Valasc se fit soudain plus compréhensif, presque paternel. Jamais ses yeux n'avaient été peu fiers d'Isendre, lui qui se battait comme un loup, avec la noblesse du lion. Et peu importait le patronyme qui lui faisait défaut, peu importait le déshonneur qui coulait en ses veines, peu importait ses origines douteuses. Jamais il n'avait douté de son cœur aussi pur que vaillant, celui d'un homme de Talen.

— Tu n'as peut-être pas le nom des griffons, mais tu as toujours été le plus Adiant de tous, admit-il soudain.

Surpris, Isendre releva la tête. Ses yeux s'éclairèrent sous l'espoir.

— Puisses-tu réaliser les rêves du griffon, Isendre. Je sais que tu en es capable. Tu es noble et tu es fort. Mais ne te laisse jamais pervertir comme ton père l'a fait.

Le bâtard s'approcha de son maître d'un pas vif, brisant l'espace qui les séparait pour ne plus laisser qu'un demi-mètre. Il plongea son regard dans le sien, presque suppliant.

— Venez avec moi, Valasc.

— Non. Il te faudra des soutiens ici, à Port-Mauer. Et tu peux compter sur moi.

Le cœur du bâtard se souleva dans sa poitrine tandis que petit à petit, il conquérait les cœurs et esprits des gens de la ville. Lui qu'ils trouvaient plus apte à diriger que ne le faisait son père, alors même qu'il n'avait pas de nom, qu'il n'était que le bâtard. Reconnaissant, il empoigna soudain le bras de son maître dans un salut presque fraternel.

— Va donc chercher ta sœur, mon garçon. Et tue nos ennemis.

— Prenez soin de vous.

Après une longue poignée de mains, les deux hommes se séparèrent, Isendre remontant sur le navire. Alors qu'il revenait auprès de ses hommes pour les aider avec les cordages, il entendit qu'on le rappelait et se retourna.

— Isendre ! N'oublie pas ce que je t'ai appris.

— Les yeux sont le premier indicateur de toute volonté, répéta-t-il sagement.

Il perçut le sourire de Valasc, qui hochait la tête, satisfait. Dans le regard du maître d'armes, il lut une profonde fierté tandis que celui-ci se détournait de lui, s'éloignant sur le port. Isendre sourit à son tour, regardant autour de lui. Sur le pont, les hommes s'affairaient, sauf Synsivik qui les regardait curieusement. Soupirant, Isendre capta alors le regard de Daena. Tandis qu'il s'approchait d'elle, son cœur semblait s'emballer dans sa poitrine. Il arriva à sa hauteur, lui sourit doucement en inclinant la tête avec respect.

— Ma dame, souhaitez-vous que je vous montre votre cabine ?

— Ce serait avec plaisir, Isendre.

Il lui prit doucement la main et l'entraîna jusqu'à l'unique cabine du navire, dont il ouvrit la porte. La pièce était petite et rustique, peu adaptée à une dame. Il grimaça légèrement.

— Je sais que ce n'est pas idéal pour quelqu'un de votre condition, mais...

— Cela sera parfait. Ne vous en faites pas.

Le sourire de Daena le fit frémir et les mains du bâtard se crispèrent. Il la regarda, soucieux.

— N'ayez pas peur de la suite, ma dame. Je m'assurerai de votre sécurité.

— Je n'en doute pas, Isendre. Et je n'ai pas peur. Je sais que vous veillez.

Il rougit légèrement et hocha la tête avant d'incliner la tête et de se retirer, retournant sur le pont où il y avait encore bien du travail.

* * *

Les secondes s'égrenèrent jusqu'à devenir minutes, puis heures, et le Kraken ainsi que son équipage furent fin prêts. Les cloches du port sonnèrent le départ d'un navire tandis que le vent s'engouffrait dans les voiles, les vagues léchant déjà le bois de la coque avec avidité. Sur le pont supérieur se tenait Isendre, les mains appuyées contre le garde-fou et le regard lointain. Ses yeux dans lesquels brûlaient les flammes ardentes de la vengeance affrontaient sans crainte la bise et les embruns, emplis d'une détermination immuable. Rien ne comptait plus que sa sœur à ses yeux.

Synsivik, qui avait sagement attendu avec la demoiselle au visage divin dans l'unique cabine du navire que celui-ci quitte le port, en sortit, observant ce jeune homme qui lui était à la fois si semblable et si différent. Leurs cheveux étaient embrassés par le soleil, leurs yeux par la mer, et leur visage alliait douceur et caractère dans un bien étonnant mélange.

Mais lui ne jurait que par sa foi, par cette déesse qu'il n'aimait que trop et qu'enfin il rencontrait physiquement. Isendre, lui, était plus porté sur le monde des humains, sur ceux qu'il voyait et côtoyait chaque jour. Ce bâtard l'intriguait.

Les yeux du religieux se plissèrent tandis qu'il songeait à sa quête, à l'Élue qu'il était chargé de trouver. Isendre aimait la fille de Nox, il était prêt à tout pour la protéger. Y compris à l'empêcher de poursuivre sa destinée. Mais cela, jamais Synsivik ne le permettrait.

Nokrov, Tome 1 : Les Ombres du Pouvoir (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant