Chapitre 40.1, Volonté de fer, cœur de vatner

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HVITUR

Des jours durant, Hvitur avait été interrogé, Natia semblant plus paranoïaque que méfiant. Il avait jusqu'ici refusé de livrer ses secrets au vatner, malgré l'insistance de celui-ci vis à vis de sa foi. Par chance, le vieillard était là ; c'était lui qui avait convaincu Natia de laisser sa chance à l'îlien. Il s'était présenté sous le nom de Vrekim, seigneur de la maison Amal. Âgé de quatre-vingt-quatre ans, il avait conté à Hvitur de vieilles histoires dont jamais il n'avait entendu parler. Celui-ci avait écouté sagement, ses yeux au bleu pur l'invitant à continuer, à se perdre dans les légendes, tandis que Natia se montrait bien plus froid, bien moins confiant à son égard.

Mais Hvitur, aidant à la gestion du domaine de la maison Amal, espérait gagner leur confiance pour obtenir au plus vite la vérité quant à leur méfiance et quant à Mageia. Les Sides l'avaient emmené ici, ce ne pouvait être un pur hasard – ce n'était pas pour qu'il se contente d'accomplir les tâches des domestiques.

Par chance, ce jour-ci, Vrekim lui avait confié une tâche plus agréables que ce à quoi on l'avait habitué en ces lieux : le vatner devrait s'occuper de l'entraînement aux armes du jeune Afi. Il s'était donc rendu hors les murs du petit château, ses yeux fouillant les alentours à la recherche du garçon. Celui-ci n'avait que douze ans, il avait donc beaucoup à apprendre de la vie et des combats à venir – Hvitur, qui appréciait le caractère déjà enflammé du garçon, se réjouissait de l'y aider.

Le Fort d'Aurovao dominait l'Oasis d'Oneone de sa hauteur. Petit coin de paradis au cœur des dangereuses étendues de sable des Ramales, ses habitants y étaient méfiants vis à vis des étrangers. Pourtant, la confiance que Vrekim avait décidé de placer en lui avait semblé rassurer quelque peu ceux que l'on appelait enfants d'Oneone. Il était, sur son maigre territoire, un seigneur aimé et respecté. Natia, quant à lui, semblait craint – il détenait une étrange autorité sur ces lieux et cette maisonnée ; Hvitur, curieux, avait tenté de questionner lord Amal à son propos. Mais les lèvres ridées du vieillard, qui pourtant s'ouvraient volontiers lorsqu'il s'agissait d'histoires et de légendes, restaient closes concernant Natia.

Une flèche sembla passer devant le vatner, qui recula d'un pas. Ses yeux suivirent alors Afi du regard. Fidèle à lui-même, le gamin courait à pleine vitesse, poursuivant un ami qui semblait né de la roture. Alors qu'il passait à nouveau sous ses yeux, Hvitur le saisit à l'épaule, le faisant tomber à genoux dans le sable. Le garçon pesta en se relevant, ses prunelles taillées dans l'onyx le défiant.

— On m'a pas d'mandé d'te surveiller pendant qu'tu joues, gamin.

Il se débattit pour s'arracher à la poigne qui n'avait pas lâché son épaule, frappant le bras de Hvitur de ses poings trop faibles. Le vatner laissa un sourire couler sur ses lèvres.

— J'te pense pas encore prêt à t'battre contre moi, siffla-t-il dans un rire moqueur.
— Qu'est-ce qu'vous en savez ?

Vexé comme un pou suite à sa chute, le jeune garçon se tenait droite comme un i, le regard fier et les poings sur les hanches. Hvitur lui tapota l'épaule.

— J'en sais que j'ai t'nu une hache pour la première fois alors que j'avais qu'quatre ans, petit.

Afi parut surpris, son orgueil se décomposant pour n'afficher plus que confusion. Pourtant, dans son regard, l'îlien fut certain de lire un peu d'admiration, éveillant sa propre fierté, de celles que l'on cultivait dans les îles. D'un geste de la tête, il l'invita à le suivre, Afi obéissant.

Ils arrivèrent auprès d'une palmeraie, où Hvitur avait déjà prévu ce dont ils auraient besoin : une simple hache, de petite taille pour commencer. Lui avait déjà la sienne, accrochée à son ceinturon. Il se planta devant le garçon, le jaugeant du regard. Ses yeux coururent sur le corps encore frêle ; Afi n'avait rien d'un homme – mais son tempérament était celui d'un vatner.

— Pourquoi vous m'emmenez ici ?
— On va commencer par t'apprendre à lancer une hache, et surtout à toucher ta cible. C'est une des premières choses qu'on apprend aux enfants, chez moi.
— Je n'suis pas un enfant, protesta Afi.

Il avait levé le menton avec fierté, défiant encore le vatner du regard. Celui-ci sourit en coin, appréciant de plus en plus le caractère de feu du garçon à la peau tannée par le soleil.

— Ah oui ? Alors prouve-le moi. Si tu es vraiment un homme, alors tu sauras faire ça.

Disant cela, Hvitur avait saisi la hache à sa ceinture et, la lançant au-dessus de la tête du jeune noble, il l'avait envoyée se planter dans le tronc de l'un des palmiers – celui-ci se mit à tanguer sous le choc, mais l'arme resta fermement ancrée, ne bougeant pas. Les yeux du vatner se reposèrent sur le visage médusé du fils du désert tandis qu'il s'accroupissait près de lui.

— Sais-tu faire ça, gamin ?

Il ne répondit pas, ses yeux captivés par l'ondulation de l'arbre qui n'avait cessée. Hvitur reposa une main sur son épaule.

— Uibh a dit que lorsqu'un vatner devenait un homme, lorsqu'il atteignait sa majorité et s'il était digne de sa bénédiction, il devait forger lui-même sa hache et lui donner un nom.
— Qui c'est, Uibh ?, demanda Afi.
— Uibh, c'est l'océan, c'est la terre qui en sort pour former les îles et les continents. Uibh, c'est la bénédiction posée sur les marins victorieux, c'est ce qui nous protège des dangers du monde. Uibh est l'entité que les vatners vénèrent.

Afi reporta finalement son regard sur l'îlien qui avait récupéré son arme.

— Je n'ai jamais quitté les Ramales. Mais un jour, je veux aller sur les îles vatners et voir Uibh de mes yeux.
— Si t'en es digne, petit, tu le pourras. Montre-moi que tu en es digne. Prends cette hache et prouve ta valeur à Uibh.

Le fils du désert hocha la tête et se saisit de la petite hache qu'avait prévu Hvitur pour lui. Il l'envoya une première fois vers le tronc, ratant sa cible. Le vatner corrigea sa position, lui expliqua comment faire et le regarda essayer, réessayer, encore et encore. Jamais l'enfant ne se décourageait. Et en son cœur, il entendait les tambours de guerre qui résonnaient par-delà les flots, alors qu'ils voguaient, son clan et lui, vers les terres à piller, à brûler, à attaquer.

Hvitur Tsov. Plus jamais il n'entendrait ce nom. Et regarder cet enfant obstiné qui jamais ne baissait les bras le ramena un instant à ce qu'il avait abandonné. Cela le ramena à Klovild, qu'il avait laissée derrière lui, le ventre rond, les yeux embués de larmes de rage. Aurait-il entraîné cet enfant qu'elle portait à la hache comme il le faisait avec Afi ? Son cœur se serra un instant, il regarda les cieux, ses yeux appelant les Sides à le réconforter un peu face à la culpabilité qui parfois revenait. Puis ses doigts s'accrochèrent finalement à sa hache tandis qu'un sourire triste coulait sur ses lèvres ; Kristolt, c'était ainsi qu'il avait toujours souhaité nommer son fils – et c'était ainsi qu'il avait nommé son arme sacrée.

— J'ai réussi !

Hvitur perdit le fil de ses pensées, oubliant soudainement sa mélancolie pour revenir à la réalité – ses yeux se posèrent sur la hache qu'Afi avait envoyé dans le tronc. Les Sides avaient exaucé ses prières, et un sourire plus serein étira ses lèvres – et dans son regard se réanima la flamme fière qui les habitait si souvent.

*  *  *


[...]

Nokrov, Tome 1 : Les Ombres du Pouvoir (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant