SYNSIVIK
Les flots calmes des fleuves avaient fait place aux eaux tourmentées des mers. Des jours qu'il voyageait, et pourtant Synsivik ne voyait pas le temps passer. Il ne s'ennuyait jamais réellement, puisque jamais il n'était seul. Lux toujours l'accompagnait, le guidait. Il pouvait sentir comme sa main refermée sur la sienne, l'emmenant dans sa lumière bienfaisante. Sur le bateau d'Odren, l'Élu avait beaucoup prié, ne donnant que peu d'informations au batelier quant aux raisons de sa présence loin du temple. Il l'apprendrait sans doute à son retour – le Temple Supérieur n'était plus, rongé par le feu et le sang, loin des lueurs de la plus bonne des Sides, loin de sa clarté et de sa douceur maternelle. Pourtant, elle n'était pas vaincue.
L'Aîné était mort, mais restait encore l'Élu. Il serait le corps, le bras, l'âme de Lux.
Au loin, il pouvait déjà apercevoir les côtes de Talen, cette terre qui n'avait jamais connu que la guerre. Les vatners, horribles personnages que l'on disait barbares et à la foi défaillante, avaient tant attaqué les fils de Lux qui gardaient en boucliers de Nokrov la terre de Talen, qu'ils en avaient fait de grands guerriers au cœur tout fait de pierre. Fort heureusement, Synsivik en était persuadé, il ramenait sur eux la lumière de leur mère et déesse. Par sa présence, par son esprit béni, il leur rendrait leur humanité dérobée.
— L'seigneur Arthos a bien transformé l'Port Mauer, lança soudain Odren.
Synsivik tourna la tête vers le batelier, les yeux toujours marqués par la neutralité. Il l'interrogea du regard – lui ne connaissait rien à la politique ou encore à la noblesse. De ce monde, il ne connaissait que la religion. Et l'Homme n'était que le fruit de la foi.
— Z'allez voir les jardins, 'sont magnifiques ! Avant, Port Mauer était une fort'resse, bâti pour l'combat, tout ça. Aujourd'hui, c'est plutôt un port de plaisance !
Disant cela, Odren rit franchement sous le regard éteint du jeune homme. Il hocha la tête en regardant le port dont ils approchaient, poussés par le vent et les vagues, aidés des rames qu'agitait le batelier avec expertise.
— Êtes-vous déjà venu ici par le passé ?, demanda doucement l'Élu.
— Oh oui, j'y viens souvent ! Ce s'rait moins long d'aller aux Seascannes, mais c'est une région b'en trop dang'reuse pour moi !
— Qu'y a-t-il aux Seascannes ?
Odren regarda curieusement Synsivik, visiblement surpris. Il arqua les sourcils et répondit de son accent paysan.
— Z'êtes pas au courant d'grand chose sur vot' montagne, dîtes-moi.
— Nous vivons pour Lux, par pour l'Homme. Nous suivons sa volonté, pas celle de l'Homme.
Le batelier fronça légèrement les sourcils et se mura dans le silence, comme si les mots du jeune blond l'avaient mis mal à l'aise. Celui-ci ne s'en offusqua pas – il reposa son regard sur le port et attendit longuement que le temps ne passe, ne les mène jusqu'au pont où il descendrait, partant à la recherche de la fille de Nox.
Le soleil s'éteignait alors qu'enfin Synsivik pouvait quitter le bateau, remerciant Odren d'un simple hochement de tête avant de s'éloigner sans un mot de plus. Cet homme ne savait rien du monde, ne connaissait rien de rien. Peut-être la lumière de Lux un jour l'atteindrait-elle, ou peut-être resterait-il bêtement dans l'ombre, aveugle et seul. Il ne croyait pas suffisamment fort en leur mère supérieure, autrement il aurait compris le silence de Synsivik, puis ses prières et enfin ses mots. Il avait plus d'une fois refusé de se joindre à ses oraisons, prétextant avoir mieux à faire, empoignant ses rames, pagayant alors vigoureusement.
Sans doute ignorait-il que Lux aimait ses enfants pratiquants, qu'elle les préférait largement aux simples croyants. Grand bien lui fasse – Synsivik avait une mission, il ne pouvait s'attarder à apprendre les dogmes fondamentaux à un ignorant fanatique.
Se perdant sur le port, au milieu de la foule qui se massait en direction du village, l'Élu regarda autour de lui, cherchant celle qu'il devait trouver. Mais ses yeux ne trouvaient pas l'autre Élue, la bénie de Nox. Il saisit quelqu'un par la manche, un homme fort bien habillé.
— Vous n'auriez pas vu la fille...
— Va mendier ailleurs, toi !, lança le bourgeois en s'arrachant à sa poigne.
Synsivik le regarda s'éloigner, surpris. Mendier ? N'était-ce pas ce que faisaient les pauvres gens ? Lui était riche, riche de son esprit baigné de lumière. Il agita la tête et s'approcha d'un autre homme, bien moins richement habillé, posant doucement une main sur son épaule. L'homme sentait les algues, imprégné des mille senteurs de la mer, ses mains caleuses avaient connu la barre des navires, les filets de pêche et le poisson qu'on évide ; et son visage, creusé par les années passées sur le pont, avait été rongé par le vent, le sel et les embruns. Il le regarda avec curiosité et un sourire dévoila ses dents noircies par la pauvreté de sa vie.
— Qu'est-ce que j'peux faire pour vous, mon brave ?, demanda-t-il.
— Je cherche une fille, répondit-il simplement.
Le sourire du marin se fit plus grand encore, il était visiblement d'humeur joviale. Il tapota le dos de Synsivik et lui pointa un bâtiment à l'air chaleureux, plus loin.
— Là-bas, vous trouv'rez une fille !
Un sourire soulagé enfin coula sur les lèvres de l'Élu. Il soupira, tournant un regard reconnaissant vers l'homme. Saisissant son avant-bras de ses deux mains, il l'agita légèrement, lui soufflant quelques mots :
— Que Lux vous baigne de lumière, mon ami.
Il se mit aussitôt en marche vers la bâtisse, observant le panneau qui tanguait au-dessus de la porte, poussé par le vent. Au Doux Accueil. Il poussa la porte de l'établissement, pensant qu'il devait s'agir d'une auberge ou bien d'une taverne, puis se retrouva dans un grand salon où des femmes fort peu habillées discutaient, assises sur de larges sofas. Synsivik réprima une mine de dégoût, s'avançant jusqu'à ce qui semblait être un comptoir. Une belle femme s'y trouvait – elle avait le regard vif et possédait des atouts évidents qu'elle mit en avant dès que le religieux fut proche d'elle. La vision sembla le brûler ; il tourna la tête pour y échapper.
— J'peux t'aider, mon mignon ?
Synsivik fronça les sourcils en regardant autour de lui, puis regarda finalement la femme dans les yeux, y plantant son regard clair comme on planterait un couteau.
— Je cherche une fille, dit-il avec assurance.
— Ça tombe bien, j'en ai plein. Gana !, appela-t-elle.
Une jeune femme à la peau de lait et aux yeux verts s'approcha doucement, roulant des hanches avant de doucement faire glisser ses mains autour de la taille de Synsivik. Elle se pencha légèrement pour le regarder, un sourire délicat s'apposant sur ses lèvres. Le religieux déglutit, son corps entier se tendant tandis que les mains expertes caressaient le haut de son corps, remontant lentement sur ses épaules.
— Il est tout tendu, il va falloir l'aider, minauda Gana.
Soudain, Synsivik se détacha d'elle, s'en écartant pour lui lancer un regard mauvais qui la foudroya sur place, étonnée de sa réaction. Il pinça les lèvres, agacé.
— La femme est péché, cracha-t-il.
— J'vous demande pardon ?
Il ne fallut qu'un instant pour que la dame sorte de derrière son comptoir, empoignant fermement Synsivik pour le jeter au-dehors. La nuit était tombée avec une rapidité fulgurante, et lui baignait maintenant dans la boue. Se tenant à quatre pattes, les bras tremblant sous la fatigue et la colère, l'Élu rejeta la tête en arrière pour scruter le ciel.
— Aide-moi !, brailla-t-il. Où est cette fille ? Où ?
Des bruits sourds résonnèrent tout près de lui, lui faisant tourner la tête.
[...]
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Nokrov, Tome 1 : Les Ombres du Pouvoir (terminé)
FantasiSur les terres de Nokrov, la noirceur a tôt fait de dévorer l'âme de chacun. Le peuple ravagé par une famine presque permanente voit les grands du monde se gaver lors de fastueux banquets, les hommes des îles Vatner sont en conflit perpétuel, les fo...