Chapitre 15.2, la vision des cartes

130 34 26
                                    

L'aïeule s'en saisit, s'asseyant face à lui. Elle mélangea les cartes, son regard sondant attentivement le vatner.

— Pourquoi vouliez-vous voir Vaada ?, demanda-t-elle.
— On m'a dit de venir ici, dit-il avant d'hésiter. Je crois que je pose des questions... gênantes.
— On ne pose jamais de questions gênantes. On ne pose que des questions aux mauvaises personnes.

Hvitur la scruta avec attention et incompréhension. Le regard de la vieille, voilé de mystères, semblait cacher mille secrets. Un long silence s'installa, et il se décida à poser les interrogations qui l'avaient amené ici.

— J'ai vu les fanatiques dans la montagne... Ils parlaient d'une personne qui semble inquiéter tout le monde. Mageia, c'est ça, le nom. Qui est-ce ?

La vieille cessa soudain de battre les cartes et les dévoila, faces cachées, en éventail sous les yeux curieux du vatner.

— Choisissez une carte.

Il en désigna une qu'elle posa sur la table, face dévoilée. La carte représentait une goutte carmine, et son intitulé était le sang. L'aïeule sembla marmonner quelque chose, et fit tirer une seconde carte à Hvitur. Celle-ci représentait un sablier, elle était appelée le temps. Les lèvres ridées de la veille se plissèrent, et elle regarda intensément le vatner qui attendait impatiemment qu'elle lui réponde. Elle respirait lentement, semblant parfaitement sereine. Et pourtant, au fond de ses yeux noirs, une lueur inquiète brillait.

— Le sang va couler. Le sang pour Mageia. Et vous manquez de temps.

Hvitur fronça les sourcils, indécis.

— De temps pour quoi ? Et... Qui est Mageia ?
— Nokrov manque de temps car elle arrive.
— Qui est Mageia ?, insista Hvitur avec agacement.

Le regard de la vieille sembla s'attendrir, un sourire bien étrange coula sur ses lèvres et elle inclina doucement la tête sur le côté.

— Il est vrai que rares sont ceux qui se souviennent de l'Ère Sanglante. A la tête des deux armées, ce n'étaient pas des Rois, mais des déesses. Les Sides.
— Les Sides ont combattu ensemble, pas l'une contre l'autre, voulut la corriger le barbu.
— Il y avait à l'époque une troisième sœur. Lux, la bonne, la belle, la lumineuse, Nox, la sage, la discrète, l'ombrageuse, et Mageia... La maudite, la mauvaise, la sanglante... La bannie.

Hvitur fronça un peu plus les sourcils, écartant son buste de la table et laissant l'indécision marquer son visage. Jamais il n'avait entendu parler de trois Sides... Ces déesses qu'il vénérait n'étaient que deux ! Il se souvint alors de l'emblème de la religion. L'orbe avait une face blanche et une face noire, Lux et Nox, mais au centre se trouvait un petit rubis rouge... Le sang.

— Et qu'est-il advenu de Mageia ? Elle a donc été défaite suite à l'Ère Sanglante, et après ?, l'interrogea-t-il.
— Après... Elle s'est cachée pour retrouver des forces. Pour revenir ensuite.

Souhaitant rebondir sur les paroles de Vaada pour l'assaillir de nouvelles questions, le vatner resta simplement bouche-bée. Jamais on ne lui avait parlé de Mageia. Jamais il n'en avait entendu parler avant qu'il ne tue ce fanatique... Il reprit ses esprits après de longues secondes de réflexion.

— Et ces fanatiques dans les montagnes ? C'est pour elle, qu'ils tuent ?

La vieille tira une carte, représentant simplement une ombre ailée, et intitulée les créatures sanglantes. Elle la posa sur la table et un sourire amer étira les gerçures de ses lèvres. Hvitur la questionna un peu plus du regard.

— Ils veulent l'invoquer, qu'elle revienne enfin. Qu'elle tue ses sœurs. Qu'elle ramène ses monstres.
— Ses monstres ?, demanda-t-il.
— Les pires créatures qui aient jamais foulé notre terre...
— Je dois l'en empêcher, souffla le vatner.

Vaada lui fit tirer une carte de plus. Y était dessinée une simple étendue à la couleur d'or. Il y était inscrit le désert. Elle leva les yeux vers l'homme troublé qui lui faisait face.

— Allez à l'ouest. Là où le soleil ne se tait jamais.
— Et que dois-je faire, là-bas ?

La vieille savante le regarda dans le fond des yeux, ses iris noirs luisant d'une sagesse inatteignable pour un simple humain. Elle semblait tout voir, tout savoir, tout comprendre.

— Natia. Trouvez Natia. Il sera sur votre chemin, quand la mort viendra vous saisir, il vous sauvera.
— Qui est Natia ?, demanda Hvitur.
— Peu importe. Allez à l'ouest, Hvitur, et vous pourrez combattre Mageia. Combattez bien.

Déstabilisé, le barbu tenta de lui poser d'autres questions, mais Vaada s'était tue et ne semblait pas vouloir en dire plus. Réalisant après de longues minutes qu'elle ne parlerait pas, Hvitur soupira, la remercia, et quitta la masure. Il embrassa du regard les paysages environnants, magnifiques sous le soleil de fin de matinée. Il avait du chemin à faire. Beaucoup de chemin. Et il ne comptait certainement pas le faire à pied, à moins d'y laisser sa peau.
Il redescendit calmement vers le village, un sourire camouflant l'angoisse qui comprimait sa poitrine. Mageia. Enfin il comprenait ce nom, et cela l'inquiétait.

— Vous pouviez pas m'dire qu'vous étiez trois, grommela-t-il à l'intention de ses déesses.

Arrivant au village, il s'approcha d'une lavandière qui n'avait cesse de battre le linge, posant une main sur son épaule pour attirer son attention. Lorsqu'elle tourna la tête vers lui, un petit cri lui échappa, faisant légèrement rire le vatner.

— Allons, allons, ma p'tite dame. J'suis pas si laid qu'ça, si ?

Elle bégaya pour toute réponse. Soupirant, Hvitur reprit.

— Dîtes, vous connaîtriez pas quelqu'un qui a un cheval ici ?
— Hevo... Hevonen en a un, bredouilla-t-elle.
— Et où est Hevonen ?

La jeune femme pointa un tout homme svelte, qui ne devait pas avoir vingt ans. Hvitur la remercia, se dirigeant vers lui. Un si jeune garçon, d'un si petit village... Il devait avoir volé son cheval, c'était même certain. Le vatner songea qu'il s'en voudrait moins pour ce qu'il s'apprêtait à faire. Arrivant à la hauteur du garçon, il passa un bras autour de ses épaules, le gamin se mettant aussitôt à frémir de la tête aux pieds.

— Dis-moi gamin, tu m'montrerais ton canasson ?

Hvitur n'eut pas à le menacer pour voir la bête. Un petit cheval de selle, un peu vieux, mais toujours efficace. Sans en demander la permission, le vatner harnacha l'animal et se hissa sur la selle, ignorant les exclamations offusquées d'Hevonen. Talonnant le bidet pour qu'il prenne le galop, il bouscula sans gêne le garçon, lançant simplement derrière lui :

— T'en fais pas p'tit, j'en prendrai soin ! T'auras qu'à en voler un autre !

Il rit à gorge déployée, s'éloignant au galop du village. Il avait bien de la route à faire, et savait qu'il lui faudrait au moins deux semaines pour atteindre le désert d'Oneone. Mais peu importait, il devait aider ses déesses à chasser leur sœur bannie. Il ne pouvait permettre au chaos de chasser l'équilibre naturel de l'ombre et de la lumière.
Mageia ne reviendrait pas. Pas tant qu'il serait en vie.

Nokrov, Tome 1 : Les Ombres du Pouvoir (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant