Chapitre 38.1, Des murmures dans les ténèbres

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QEDER

Il avait retourné la question dans son esprit, encore et encore, sans y trouver de réponse. Agir pour le bien permettait-il d'agir mal ? Sionna lui avait montré l'entrée des cryptes, lui expliquant que celles-ci avaient été abandonnées suite à la prise de pouvoir des Iseal – et des vieilles dynasties ayant un jour régné sur Talumen, il ne restait que des statues de pierre. Qeder avait écouté ces vieilles histoires avec bien peu d'attention, surtout préoccupé par ce qu'il faisait à la pauvre servante. Elle qui s'attachait à lui, s'accrochant à son bras, serrant ses doigts autour des siens, posant sur lui un regard que jamais il n'avait connu à son égard, l'aimait en toute sincérité. Quant à lui, il ne faisait que se servir de ses sentiments pour atteindre un but fixé par son père. Son père... Un homme si dur et autoritaire qui tentait encore et encore de lui transmettre ses ambitions. Qeder était destiné à lui succéder, quoi qu'il pense de tout cela – son frère cadet était trop jeune, trop naïf pour les jeux de pouvoir. Et il le resterait.

Ajustant la chemise qu'il avait emprunté à un garçon travaillant aux cuisines, le fils des sables était resté muet toute la journée durant, la gorge nouée de stress. Ses yeux observaient le jour qui déclinait, indiquant qu'il devrait très bientôt rejoindre les cryptes. Les murmures dans les couloirs lui avaient indiqué la tombée de la nuit, le port d'un masque. Il ferma les yeux et soupira avant de se retourner pour faire face à Sadiq.

— Je vais me rendre aux cryptes, admit-il enfin.

L'autre arqua un sourcil, un sourire moqueur tordant ses lèvres. Il ne lui avait fallu que peu de temps pour faire le deuil de la catin rousse, le trouble faisant vite place à la normalité de la vie.

— Tu vas te r'cueillir auprès des morts ?
— Ce qui se passe n'est pas drôle, Sadiq.

Son ami sursauta face à sa voix trop forte, emplie de colère et d'inquiétude. Ses yeux gris le questionnèrent aussitôt et Qeder soupira. Il ne lui en avait pas assez dit pour qu'il comprenne, c'était évident. D'un geste de la tête, il l'invita à s'asseoir sur l'un des lits du dortoir, et s'installa à côté de lui, le regard plus que sérieux.

— Je crois que les fanatiques ont réellement envahi la cité... et le palais. Tous ces morts, ce n'est pas dû au hasard. Ce n'est pas non plus un assassin. C'est pire que ça, c'est Mageia.
— Et donc, les cryptes...
— Si les fanatiques ont vraiment investi la cité...

Il hésita, les mots se bloquant dans sa bouche, refusant de franchir la barrière de ses lèvres. Ses sourcils se froncèrent, le nobliau regarda plus franchement son compagnon.

— Je veux juste en avoir le cœur net.
— Et après tout ça, on va faire quoi ?
— Nous rentrerons à Oneone. Je dois être aux côtés de mon père, pour ma famille, pour mon nom.

Sadiq laissa un sourire badin, quoique plus doux, couler sur ses lèvres.

— Ah, les histoires de nobles... Est-ce que tu veux que je fasse quelque chose pour t'aider ?

Qeder sourit un instant, entrevoyant l'étendue de leur amitié. Sadiq et lui n'étaient pas seulement des amis, des compagnons, mais bien des frères. Pas de sang mais bien de cœur – et Luliwa lui avait appris, avant de mourir, qu'il n'était pas plus belle famille que celle que l'on avait choisi. Ses yeux se voilèrent d'un brouillard mélancolique tandis qu'il se remémorait sa mère, il tritura un instant le sablier à son cou, puis plongea son regard dans celui de son ami.

— Cela pourrait mal tourner. Au cas-où, je veux que tu prépares deux chevaux et nos quelques affaires. Si la soirée aux cryptes se passe mal, nous devrons fuir tout de suite.
— Tout se passera bien, j'en suis sûr. Mais je préparerai notre fuite.

Qeder lui sourit doucement et se leva – le soir noircissait au fil des secondes. Il était temps pour lui de partir. Il jeta un dernier regard à Sadiq, celui-ci lui adressant quelques mots avant qu'il n'aille se jeter dans la gueule du loup.

— Fais attention à toi, mon frère.
— Toi aussi.

Le nobliau inspira un grand coup avant d'ouvrir la porte et de quitter la chambrée, deux de ses doigts venant attraper le sablier accroché à son coup pour le faire rouler doucement. De son autre main, il tenait, caché sous sa veste, un masque de renard.

*  *  *

Dans son esprit se bousculaient des pensées par centaines, des questions sans réponse, et d'autres inquiétudes. Il pensait à sa famille, si loin de lui, qui l'avait envoyé comme informateur à la cour pour que finalement il se noie dans les vagues tempétueuses des complots et autres dangers. Quel mal les guettait si Mageia était bel et bien de retour ? Son regard s'assombrit, se fondant alors parfaitement dans la nuit noire. Il vit alors l'entrée de la crypte, allumée d'une simple torche. Des hommes silencieux, au visage masqué, y entraient lentement, en file.

Qeder déglutit, l'inquiétude grandissant en lui comme la culpabilité. Il avait trahi Sionna en lui prenant son honneur – s'il mourait à cause de ses informations, elle ne se le pardonnerait sans doute jamais. Il expira lentement, ses pensées se tournèrent vers Oneone et les Ramales.

Sa maison lui manquait. Sa famille aussi, mine de rien. Son père avait beau être un homme dangereux, par son esprit acéré et son ambition, il lui manquait. Qeder n'aimait pas le danger ou l'aventure, il n'aimait que ce qui était sien, ce qui avait construit sa vie, les souvenirs sur lesquels il s'était bâti.

Et dans ces souvenirs, il n'était pas question des terres rougeoyantes dont rêvait son père, ni d'héritage volé – il s'agissait d'étendues de sable, de territoires désertiques.

A l'image de Luliwa, Qeder était un fils des sables, et il ne serait jamais rien d'autre que cela, car telle était sa nature.

Ses poings se serrèrent, il tenta de s'insuffler à lui-même du courage, se souvenant des mots de Sadiq, des paroles de son père, de l'espoir de Sionna. Son cœur se serra aussi, et pourtant il fit glisser le masque sur son visage, attachant ses cheveux en une queue de cheval basse en espérant ne pas être reconnu. Si la personne qu'il imaginait trouver en la crypte était réellement là, elle aurait peu de mal à l'identifier comme étant son ennemi.

Ses jambes le portèrent difficilement jusqu'à l'entrée de la crypte, son cœur battant follement dans sa poitrine tandis qu'il arrivait devant un homme au visage d'ours. A travers le trous du masque, il put voir l'œil inquisiteur de celui qui devait faire office de passeur.

— Les mots de la Reine..., réclama-t-il d'une voix ténébreuse.

Qeder crut s'étouffer, il n'avait rien entendu concernant un mot de passe. Il se mordit les joues, réfléchit un instant – puis se souvint des mots crachés par son père.

— Mageia est guide, Mageia est foi, dit-il avec assurance.

[...]

Nokrov, Tome 1 : Les Ombres du Pouvoir (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant