Chapitre 35.1, les profondeurs de Sjorod

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ALYSSA

L'eau les avait depuis longtemps entouré. Les journées semblaient toutes identiques pour la jeune griffonne. La voix, réconfortante, qui l'avait accompagnée à Port Mauer, s'était tue, la laissait seule. L'équipage était moins violent que ce qu'elle aurait cru au premier contact mais ils ne la fréquentaient pas, craignant la colère de leur capitaine s'ils avaient le malheur de lier quelques choses avec la nokrovienne. Ils riaient, chantaient, buvaient surtout. Mais sans qu'Alyssa ne puisse s'approcher assez pour qu'un sourire étire ses lèvres. Jamais elle ne s'était sentit aussi seule, entourée de gens qui, loin des terres, parlaient désormais leur langue.

Helvar ne la regardait que lorsqu'il avait envie de son corps. Il la tirait alors à l'écart, l'enfermait, la réduisait à cette petite chose fragile qu'Alyssa détestait. Le reste du temps, il s'occupait de son bateau, suivant les étoiles pour ne pas se perdre, charriant ses hommes et aimant son amante à la peau sombre avec passion. Vigdís était native des îles vatners et malgré son teint foncé, elle en avait toute la hargne et la fouge. Étrangement, malgré sa jalousie, c'était l'une des seules qui acceptait de parler avec le griffon solitaire. Elle ne craignait pas la colère d'Helvar et avait à de nombreuses reprises tenté d'apprendre le parler compliqué des vatners à la jeune fille. Alyssa se montrait une étudiante attentive, écoutant avec passion des histoires fascinantes.

Mais au plus profond de son coeur, la griffonne brûlait encore d'une colère sourde que son époux n'avait pas perdue de vue. Elle était surveillée nuit et jour, l'étroitesse du bateau empêchant sa colère. Alyssa avait arrêté de luter. Elle n'écoutait plus le sang bouillonnant dans ses veines mais bien la ténacité glacée des lynx de sa mère. Tels les animaux de fumée, elle attendait son heure avec la patience d'un félin.

L'horizon ne semblait pas changer. Si Alyssa était née dans une ville portuaire, elle n'avait jamais accompagné le moindre Adiant dans un voyage à travers les quatre mers. C'était la première fois qu'elle sentait le roulis des vagues et comprenaient l'ennui des marins. Pourtant, la simple odeur iodée et la sensation du vent dans ces cheveux valaient tous ses rêves les plus fous. Ses doigts caressèrent à nouveau le garde-fou, parfaitement poli. Elle aurait aimé rejoindre les hommes qui s'activaient dans les cordages ou même ceux qui préparait la pitance d'une armée d'affamé. On lui refusait la moindre tâche, jurant qu'elle allait abîmée ses mains trop lisses et noircir sa peau claire. Jamais Alyssa n'avait autant haï son statut de femme noble que lorsqu'elle voyait Vigdís et ses deux acolytes imposer leur autorité d'un simple regard noir. C'était ainsi que voulait être la griffonne. Pas une jument reproductrice juste bonne à créer la paix. Pas l'épouse d'un simple seigneur de guerre.

—     On devrait bientôt arriver. Nous changerons de bateau pour un véritable navire vatner et pour remonter le fleuve noir jusqu'à Haute-Pierre. Helvar veut que tu te prépares et que tu mettes une robe.

La présence de Vigdís fit sursauter Alyssa, ce qui ne manqua pas d'arracher un rire à la vatner. Avec ces gestes toujours trop félins et sa capacité à se fondre dans les ombres, la maîtresse du capitaine ressemblait à une panthère noire, de ces mêmes créatures que ramenaient parfois les marins des Ramales. Elle en avait les crocs et les griffes, rallongées par ces poignards qui pendaient toujours à sa ceinture. Elle en avait la prestance, cette force qui flamboyait dans ces yeux et qui s'inscrivait sur ces traits.

—     Helvar n'a qu'à venir me le dire lui-même s'il a des ordres à transmettre.

Un rire moqueur s'échappa des lèvres de la vatner alors qu'elle levait les yeux au ciel. Vigdís s'accouda au garde-fou, rejoignant la griffonne. Sur un soupir, Alyssa ferma les yeux, espérant que la panthère se taise. Elle savait que c'était vain. Que Vigdís était plus bavarde que ce qu'elle n'avait jamais été. Une inspiration, un souffle. Et voilà qu'elle était déjà repartie.

—     Il est pas si mauvais que ça tu sais. Faut juste qu'il s'assure que tu t'écraseras et que tu revendiqueras pas ton sang bleu comme toutes les crétines des terres.  T'sais, chez les vatners, c'est pas le sang qui compte. C'est ta valeur.

—     À Port Mauer aussi, répliqua la griffonne, les traits plissés, à Nokrov aussi. De tous les enfants d'un seigneur, seul celui qui mérite le plus son titre devient seigneur, qu'importe son sexe ou son âge.

—     Et vous continuez à traiter vos femmes comme des pouliches alors qu'elles pourraient devenir des seigneurs ? Il y a une différence entre la loi et son application griffonne, tu le sais aussi bien que moi.

—     Ca ne justifie pas les actes de ton maître. Violer une gamine sans lui laisser la possibilité de se défendre, voilà ce que tu appelles de la valeur ? Helvar est un lâche. S'il s'était attaqué à moi...

—     Arrête Alyssa.

Son nom glissa comme une insulte. La griffonne tourna ses yeux plein de rage vers sa vis à vis, prête à s'embraser. Le calme de Vigdís la stoppa immédiatement. Il y avait dans le regard de la panthère une douleur qu'elle n'avait jamais vu jusqu'à présent, une blessure béante que sa férocité cachait.

—     Il n'y a pas que toi qui a souffert pour le bonheur d'un homme. Helvar t'as peut-être pris tout ce que tu avais mais il l'a fait pour notre peuple. Il l'a fait pour son clan ! Il m'a sauvé, il nous a tous sauvé. Peut-être que tu le hais mais je ne te laisserais pas insulter son nom. Devient forte, tient lui tête. Et peut-être qu'il t'aimera pour autre chose que pour la simple alliance que tu représentes. Crois-tu vraiment que les nokroviens sont les seuls à subir des attaques. Crois-tu vraiment que tu es la seule pauvre petite chose qui est passée entre les cuisses d'un homme pour les plaisirs de la guerre ? Endurcis toi Alyssa où tu ne survivras jamais sur notre île !

La poitrine de Vigdís se soulevait rapidement, témoin inconscient de la rage qui remplaçait la fêlure qu'Alyssa avait aperçu. Ses yeux, aussi noirs que la nuit, détaillèrent la griffonne, empli de ressentiment.

—     Va t'habiller, au moins pour ce soir. Fait au moins semblant d'avoir compris et d'être intelligente ! Qu'Helvar comprenne pourquoi il ne doit pas te jeter par-dessus bord.

Vigdís tourna les talons, abandonnant la noble à sa colère. Les poings d'Alyssa, serrés contre le garde-fou, blanchirent un peu plus. Chaque mot, chaque espoir, n'étaient qu'une mascarade qu'elle refusait d'entendre. Les vatners étaient des barbares, des fils et filles de bandits qui méritaient de pourrir sur leurs îles glacées. Des monstres qui décimaient les côtes de Nokrov, qui avaient obligés son père à s'incliner. Qu'ils souffrent plus encore s'il le fallait. Pour tout ce qu'il avait commis, le courroux des Sides ne serait jamais assez fort.

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Nokrov, Tome 1 : Les Ombres du Pouvoir (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant