Chapitre 35.2, les profondeurs de Sjorod

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Alyssa n'avait pas écouté les mots de Vigdís. Elle avait gardé ces vêtements sales, cette chemise qui puait la sueur et son pantalon crasseux. L'hygiène n'était plus une priorité pour la jeune femme. Au milieu des vatners, elle en semblait même propre. Elle se contentait du strict minimum, rinçant son intimité pour la soustraire à la marque de son époux et attachant ses cheveux pour ne pas sentir leur graisseur. Mais l'odeur ne la dérangeait pas. Elle n'était plus une dame ainsi et ne manquait que son épée pour qu'elle se face parfaite assassine de l'ombre.

Les vatners étaient déjà tous réuni, attablés autour d'un ragoût de patate et de poisson, bien trop salés pour donner l'impression d'un met véritablement goutu. Alors qu'Alyssa s'approchait, tous les regards se levèrent jusqu'à elle mais elle n'en remarqua qu'un. Helvar, dont les iris marrons brûlaient de rage. Elle ne fit pas trois pas qu'il s'était déjà dressé, ne prêtant pas attention à la main de Vigdís sur son bras, tentant de le retenir. Il avait des choses à prouver mais Alyssa avait bien assez enduré sa colère pour ne plus la craindre. Il labourait son corps de sa virilité tous les soirs, il la prenait comme la dernière des catins. Que pourrait-il faire d'autre ? La griffonne était un cheval fougueux, de ceux qu'on finissait par relâcher dans la nature car impossible à mater.

Mais il ne s'approcha pas d'elle. Un sourire, sarcastique, grandit sur ses lèvres et sa voix raisonna, aussi grave que les cors d'un bateau, prête à s'emballer :

"J'ai pillé des ports

Et brûlé des forts

J'ai pris sans tendresse

Une nouvelle maîtresse"

Ses yeux pétillants fixés sur Alyssa, il laissa ses hommes terminer la phrase, beugler la suite, s'amusant des réactions de la jeune fille.

Mais le griffon est d'or

Les poings d'Alyssa se serrèrent, sentant que cette chanson avait été écrite spécialement pour cet instant, par un des rares vatners sachant écrire, par le seul qui tenait une plume. Elle le voyait, là, sur le côté, la fixer en baissant la tête. Lui n'avait pas la tête d'un insulaire. Il avait certainement été pris, des années plus tôt, obligés de les suivre, devenant un scribe de mensonges.

Helvar continua, de sa voix tonitruante, entraînant ses hommes à beugler à sa suite sur ce chant de malheur qu'ils avaient inventé.

J'ai envahi les terres

Les ai données à Uibh

Tué les frères

Des saintes Sides

Ils continuèrent, ne regardant déjà plus la jeune femme qui refusait de détourner les yeux. Seuls ses mains trahissaient sa colère mais elle ne tremblait plus. Son regard, aussi froid que la glace du Nord des îles, semblait prêt à tuer le premier qui s'approcherait d'elle. L'humiliation était totale, s'accrochant à ses vêtements, éclatant à son visage comme si on lui avait craché les vers au visage.

Certains vatners se mirent à frapper de leur choppe sur la table, d'autre frappèrent des mains. Leurs sourires étaient contagieux mais ne parvenaient à toucher la seule nokrovienne présent sur le bateau. Elle en avait mal de trop serré les poings, elle en avait mal de garder la tête haute. Courage petit griffon. Laisse les ténèbres t'envelopper. Laissent les glisser en toi. La voix revenait, essuyait les larmes qui perlaient déjà derrière les paupières de la jeune fille. Elle l'enlaçait, l'empêchait de hurler.

Ce serait jouer le jeu du vatner qui continuait à chanter, encouragé par ses hommes.

Amis, on rentre

Plus riches

Qu'le lord Adiant

Vatners, on se lève

Plus puissants

Que les dieux des terres

Et le griffon est mort

Et le griffon est mort

Les deux derniers vers lui étaient adressés, comme des poignards enfoncés dans son coeur, gueulé aux cieux. La nuit était déjà tombée, ne laissant que la lune baigner le bateau de ces reflets fantomatiques. Sous ces reflets, Alyssa se sentait plus puissante, prête à tout.

Ils trinquèrent, à grand renfort de cris et de claques dans le dos. La griffonne resta de marbre, avançant jusqu'à la place qui lui était destinée. A côté de Vigdís, elle se contenta de se servir, sentant le regard de la vatner peser sur ses épaules. Mais Alyssa n'avait pas envie de parler, pas envie de les écouter. Ils reprirent la chanson depuis le début, s'attardant avec plaisir sur les vers où Helvar prenait la griffonne et la faisait sienne. Elle ne dit rien, elle ne frémit ni ne trembla.

Jusqu'à ce que ces yeux se posent sur l'animal mort dans son assiette, sur la tête de poison et ses yeux vides. Jusqu'à ce qu'elle y lise une lueur et que son coeur rate un battement.

Achève-moi.

La voix, qui lui parvient, était bien plus aiguë qui flottait dans son esprit depuis son mariage. Elle teintait comme l'écho de l'écume, enroulée de perles marines. Les yeux, si morts du poisson, la fixait de leur regard vitreux.

Le coeur de la griffonne s'emballa brusquement. Elle retient le hurlement qui pointait au bord de ses lèvres, empêcha le brusque mouvement de recul de son corps. Entendant seulement des gémissements de douleur dans son esprit.

Ils m'ont arraché le corps et le squelette. Ils m'ont fait mal, trop mal. Ils m'ont jeté dans l'eau bouillante, ils m'ont enlevé à la mer... Pitié... Achève moi.

C'était impossible. Incroyable.

Elle se leva, brutalement, interrompant les chants des vatners.

Et s'enfuit à toute jambe loin de cette table trop joyeuse et de l'animal mort qui la suppliait de toute la puissance de ces pensées. Les mains posées sur les oreilles, elle avait envie de hurler. Elle devenait folle. Il ne pouvait y avoir d'autre explications.

Nokrov, Tome 1 : Les Ombres du Pouvoir (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant