Maistal avait vu bien des rois tomber. Elle avait toujours vécu à la cour, d'aussi loin que remontaient ses souvenirs. Entre terre et lumière, elle s'était occupée de reines et de leur beauté. Elle avait pris soin de chaque apparition publique et ses talents valaient sa survie.
Ce jour, elle fixait pourtant le sol, dans un coin de la pièce. L'enfer s'était déchainé sur Talumen, les tigres avaient chut de leur piédestal, incapable de griffer le poisson qui s'était depuis longtemps enfoncé dans leur chair. Le fléau les avait tués, les uns après les autres et il ne restait des terribles félins qu'un corps princier qu'on n'offrirait jamais aux corbeaux royaux. Un corps princier dont le sang avait rendu la vie aux carmins de la Sanglante.
Maistal avait entendu les cloches et elle avait fermé les yeux, attendant que la mort vienne la chercher. Contre toute attente, c'était d'autres qui étaient venus l'entrainer à leur suite, des domestiques qui avaient déjà plié le genou qu'elle avait suivi sans maudire. Si les talents avaient permis à la camériste en chef de rester en vie, c'était également son silence et sa capacité d'adaptation qui lui offrait sa place rêvée à la cour. Partie de rien, montée si haut, elle ne comptait pas tomber de sitôt et elle offrait une oreille avisée et silencieuse à toutes les reines qui lui avaient confié leurs maux.
Au milieu des domestiques rassemblés dans la salle du trône, Maistral fixait leur nouvelle reine. Karona avait eu des soupçons sur la dame de compagnie à l'instant où cette dernière s'était agenouillée aux pieds du roi. Les dates se chevauchaient trop bien pour la reine, la carmine s'était trop vite rapprochée de la princesse, et Nova avait été trop naïve. Personne n'écoutait pourtant la reine alors que tous connaissaient sa force. On la disait trop suspicieuse, trop incline à voir des complots partout. Les tigres avaient été trop faibles, avaient trop facilement cru leur pouvoir assuré.
C'était une nouvelle reine qui offrait son port altier au monde qu'elle avait détruit. Dans l'embrassure du balcon, Sibille dévoilait toute sa beauté. Les perles, accrochées à sa coiffure dans cette mode purement carminienne, faisaient teinter la blondeur presque blanche de ses cheveux piqués de reflets sanglants. Son corps, couvert d'une cape aussi noir que ce que fût la nuit, semblait refléter l'hémoglobine qui y avait coulé.
La nuit avait la chaleur des flammes et l'odeur du sang. Le ciel, teinté d'un noir si parfait qu'on aurait dit un aplat, semblait annoncer l'aube d'une ère nouvelle – ou le retour d'une ère d'antan. La terre mère se rappelait encore de l'horreur de l'Âge Sanglant, du règne terrible et tyrannique de Mageia. Ce même souvenir qui aujourd'hui se rappelait aux hommes comme un présent dévastateur. La mémoire avait tué les hommes. Les histoires n'auraient jamais dû disparaitre, restée puissante au plus profond de chaque coeur, être comptées par des frères et des soeurs, garder pour toujours l'Ere Sanglante comme une menace qu'ils ne devaient pas oublier. Les hommes s'étaient gorgés de pouvoir sans voir que, derrière eux, dans les ombres, se cachaient ceux qui finiraient par les égorger et enfoncer dans leurs dos une épée ensanglantées.
Maistal observait la reine qui se gavait du spectacle en contrebas. L'acier chantait, les râles des gardes agonissaient sifflait et le son des cloches teintaient, formant une mélodie présageant le pire pour le futur. Lux, et sa sœur, avait perdu face aux manigances de Mageia. Elle s'était offerte la capitale et Maistal en étant certaine : elle ne s'arrêterait pas à la simple conquête d'une ville.
Alors que les cris hurlaient toujours, que la bataille n'était pas encore terminée, Sibille affichait le sourire de la victoire. Et tous ici savait qu'il en était ainsi, que lutter ne servirait plus à rien.
De l'ombre se détacha un homme, à la lame encore teintée du sang qu'il avait fait couler. Le regard du griffon était sans appel, tout comme les armoiries qui cernaient son tabard. Plus de place pour l'animal de sa maison. Seul le visage, à moitié masqué, de la plus dangereuse des Sides y fixait les imprudents. Le sourire de Sibille, alors qu'elle se retourna pour embrasser son amant, fit frissonner Maistal. Ils travaillent ensemble, depuis le début. Et si la carmine avait fait grelotter de peur les imprudents, Alessandre s'était offert le nom de sa famille comme la plus belle garantie.
— Vois ce que nous avons accompli. Vois ce que nous lui avons offert. Bientôt nous serons couronnés, car nous n'avons pas besoin d'Aîné. Nous serons couronnés sous la lumière sanglante de Mageia.
Eux étaient si fiers, si heureux.
Alessandre ne répondit pas, s'approchant à son tour du balcon, observant les horreurs qui s'y déroulaient. Une partie du peuple avait ouvert les grandes portes, permettant aux troupes des Asinis de s'engouffrer dans l'imprenable Talumen. La capitale, jamais tombée, venait de s'écrouler aux mains d'un tyran sanglant. Le peuple hurlait, de joie ou de peur. Et leurs cris remontaient jusqu'au Palais Blanc, s'enfonçaient dans ses murs pour mieux chanter aux oreilles du nouveau couple royal.
Puis le ciel se gorgea enfin de sang. Un nouveau soleil se levait, surplombant la nuit, déchirant sa noirceur pour l'emplir de ses rayons écarlates.
Les domestiques restaient silencieux mais Maistal sentit une main apeurée se glisser dans la sienne, à la recherche de soutient. C'était un jeune homme, presque un gamin qui tremblait. Lui aussi avait vu les horreurs. Lui aussi avait vu les couloirs remplis des corps portant autrefois la cape immaculée de Lux ou l'ébène de Nox. L'odeur de mort sentait accrochée au mur, affichant là son hégémonie. Des gamines avaient été violé dans les couloirs, sous les yeux innocents de ceux qui avaient été rassemblés ici. Le hasard en avait laissé en vie pendant que d'autre rejoignaient Mageia, enlevés à Nox sans cérémonie sacrée.
Alors Maistal serra la main du petit garçon, essayant de le rassurer de sa simple présence. La vieille chouette, comme ils l'appelaient tous, veillant sur les domestiques comme sur autant d'enfants qu'elle n'avait pu avoir. Il en manquait tellement à leur côté. Les enfants d'Oneone et leurs impertinences. Les dames de compagnies et leurs doigts de feu. Quelques cuisinières et leurs formes généreuses. Maistal envoya une pensée à Lux, la suppliant de les avoir épargnés. Elle savait pourtant sa prière vaine. Lux, comme Nox, semblaient les avoir abandonnés à la merci de leur dernière sœur.
Un homme arrivant en courant, la poitrine soulevée par sa course, les yeux teintés d'appréhension. Sibille se détacha, à regret, du spectacle de sa victoire, l'enjoignant à parler d'un signe de la tête.
— Le prisonnier des Ramales... Il s'est évadé.
La colère griffa Sibille. Jamais Maistral n'avait vu autant de dédains de son visage habituellement si doux, dans ses mots si flatteurs. La divine comédie prenait fin ce soir. Et les traits de la nouvelle reine, si contrôlée, offraient toute la folie qu'elle cachait derrière ses mimiques contrôlées. Elle avait déjà attrapé l'homme par le col, le soulevant presque de terre, sous le regard protecteur de son chien de garde, de ce traître d'Alessandre Adiant.
— Vous l'avez laissé partir ? Retrouvez-le, poursuivez-le à travers tout Nokrov s'il le faut mais retrouvez mon cousin !, cracha-t-elle. Et si vous ne le faites pas, je vous ferai brûler vivant ! Allez !
Alors qu'elle relâchait brusquement l'homme, celui-ci repartit au pas de course, beuglant des ordres à l'une des petites troupes qui protégeaient la salle du trône. Sibille respirait lentement et Maistral vit déjà ses traits se détendre, retrouvant cette douceur que tous vantaient sans connaître la vérité.
Le silence s'installa dans la salle, seulement rompu par les tremblements de la petite foule rassemblés devant leur reine. Ils attendaient la sentence, attendaient qu'elle s'éloigne de son balcon pour statuer sur leurs sorts. Peut-être leur laisserait la vie sauve en échange de leur allégeance à sa Déesse. Peut-être pourraient-ils s'en sortir... Ou peut-être seraient-ils tous sacrifier dans une dernière prière à l'Oubliée.
Un énorme fracas les fit sursauter, entraînant jusqu'à des cris de gorges serrées par l'appréhension.
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Nokrov, Tome 1 : Les Ombres du Pouvoir (terminé)
FantastikSur les terres de Nokrov, la noirceur a tôt fait de dévorer l'âme de chacun. Le peuple ravagé par une famine presque permanente voit les grands du monde se gaver lors de fastueux banquets, les hommes des îles Vatner sont en conflit perpétuel, les fo...