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Perchée sur un cheval, son frère à ses côtés, Alyssa profitait des derniers instants qui lui restaient dans les îles de Tallen. Sa mère, lorsqu'ils étaient rentrés prendre un déjeuner dans les cuisines pour ne croiser personne, l'avait interrompu. La froide vipère avait abandonné sa carapace de givre pour afficher un visage dont les yeux gonflés trahissaient les larmes passées. Elle avait sommé sa fille de disparaître de Port-Mauer pour la journée car le mariage aurait lieu le lendemain. Alyssa ne redoutait pas la cérémonie, elle ne redoutait pas l'alcool et les injures. Non... Elle tremblait de la nuit qu'elle passerait et du départ qui aurait très certainement lieu dès l'aube. Les îles vatners l'avaient autrefois fascinées par leurs coutumes étranges et leurs rites barbares. Mais elle ne s'était jamais imaginer découvrir ce monde sous les yeux d'une épouse docile.
Son regard, plein de nuages, se porta sur les terres qu'elle quittait. Tout ici était à sa famille. La mer, qui s'étendait sur l'Est et sur laquelle des bateaux formaient comme autant de minuscules points aux voiles gorgées de vents. Les forêts, à l'Ouest, qui reprenaient trop vite leurs droits sur les falaises abruptes et le sable gris. Puis, bien plus loin, l'immense lac parfois comparé à une petite mer dans lequel on racontait que vivant de nombreuses créatures légendaires. Les terres des Tallen étaient les plus riches de Nokrov et les moins dangereuses. Les Adiant avaient instauré un climat de calme où les paysans vivaient à leurs faims et où le brigandage était synonyme de pendaison. On enviait ces terres et depuis trois ans déjà affluaient bien des réfugiés des Seascanns, fuyant le Baron et son armée de mercenaires autrefois bandits. Ces terres et leurs histoires étaient l'héritage d'Alyssa, dont on la privait en la mariant à un barbare.
La jeune fille baissa le menton avant de talonner sa monture pour la lancer dans un galop qui surprit jusqu'à Isendre. Son cheval manqua le désarçonner alors qu'il s'élançait à la suite de la jument baie de la Adiant. Elle était peut-être moins bonne épéiste mais personne à Port Mauer ne pouvait la battre une fois qu'elle était à cheval. Alyssa aurait voulu devenir archère, apprendre à monter comme les nordiens, un arc dans la main et des peaux sur les épaules. Il faisait trop chaud pour son second rêve et elle n'avait connu personne capable de l'entraîner. Sur les terres de Tallen, les chevaux avaient peur du claquement de la corde. Pis encore. Alyssa n'avait jamais réussi à encocher ses flèches assez vite pour atteindre la moindre cible.
Tout à ses rêves, elle évita une branche qui fouetta le visage d'Isendre, dirigeant souplement sa monture à travers la forêt qu'elle connaissait par cœur. Sa jument allongea encore son allure, ses muscles puissants roulant sous sa robe ternie par l'ombre. Alyssa n'eut qu'à se baisser pour que la bête comprenne et file, semant facilement la monture de son frère. Elle se redressa alors qu'un tronc d'arbre obligeait le cheval à rassembler ses antérieurs et se sentit enfin libre alors qu'il planait. Ont-ils même des chevaux chez les barbares ? Elle en doutait si fort. Leurs terres arides n'auraient jamais pu nourrir une monture.
Se redressant sur sa selle, attrapant ses rênes d'une seule main, Alyssa fit repasser sa jument au petit trot puis au pas. Le cheval d'Isendre haletait, si fort qu'elle aurait cru un ours fonçant sur elle. Le jeune homme n'était pas en reste, le visage rouge, les yeux exorbités.
- Tu sais qu'il faut penser à respirer au moins frangin ? souffla la Adiant, ne retenant pas son éclat de rire.
Les cheveux en bataille, jamais Isendre n'avait paru si ridicule. Sauf peut-être une fois, alors qu'enfant il s'était amouraché d'une jeune servante et avait tenté de la séduire sur les conseils mal avisé d'Alessandre. Habillé comme un petit noblet dans une tenue trop petite pour lui, il s'était retrouvé nez à nez avec les porcs que gardait sa belle et s'était fait charger par une truie en furie. Un souvenir qu'Alyssa ne lui avait jamais permis d'oublier et qu'il avait mis longtemps à accepter.
-Espèce de furie ! T'lui as fait bouffer quoi à ta jument pour qu'elle galope aussi vite ! C'est pas humain.
Alyssa se contenta de lever les yeux au ciel avant de lui montrer le paysage, l'embrassant tout entier. Ils étaient montés et surplombaient maintenant les vastes plaines des terres de Talen. Au loin, les montagnes découpaient l'horizon. Elles étaient si lointaines qu'Alyssa ne les avait visités mais si immenses que leur silhouette était visibles à des milliers de lieux. On racontait qu'elles étaient les plus hautes de Nokrov et qu'une fois à leur sommet, on pouvait voir l'intégralité du monde.
-J'aimerais y aller un jour, murmura la jeune fille. Grimper tout en haut et ne plus jamais redescendre.
-On ira petite sœur. Je m'en fous de ton mariage. Tu finiras bien par revenir et on ira. J'te le promets.
- Arrête de dire des conneries. Il parait que je n'ai plus l'âge de rêve.
Les yeux d'Alyssa ne parvenaient pourtant pas à se détacher des montagnes. Elles l'appelaient, inexorablement. Se cachaient entre leurs flancs milles créatures de merveilles et des légendes qui avaient toujours fait rêver la jeune fille.
Un soupir franchit ses lèvres avant qu'elle ne détourne les yeux, faisant faire demi-tour à sa monture. La jument renâcla, son bout de nez pointé vers les prairies où elle galopait autrefois. D'un pincement de talon, Alyssa lui ordonna de s'éloigner des pâturages où paissaient vaches et moutons.
-Vient Isendre, souffla-t-elle, Faut qu'on rentre avant qu'ils envoient la garnison nous chercher.
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Nokrov, Tome 1 : Les Ombres du Pouvoir (terminé)
FantasíaSur les terres de Nokrov, la noirceur a tôt fait de dévorer l'âme de chacun. Le peuple ravagé par une famine presque permanente voit les grands du monde se gaver lors de fastueux banquets, les hommes des îles Vatner sont en conflit perpétuel, les fo...