Chapitre 30

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Je ne dirais pas que Grâce et moi sommes devenues amies. Je restais assez réservée vis-à-vis d'elle et ne m'aventurais jamais la première sur des sujets plus épineux. Je choisissais aussi mes mots avec soin, et je faisais attention à la regarder dans les yeux autant que j'en étais capable sans que cela en devienne grossier. Pourtant, la conversation fut... Divertissante, et instructive. Sa réponse à ma première question avait donné le ton.

« On élève des insectes. Ça mange peu, ça se reproduit vite, et c'est une formidable source de protéines. On a bien essayé de cultiver, comme vous, mais le sol du canyon ne s'y prête pas, même pour vos graines étranges. Les insectes, c'est bien. Il faut s'habituer au croustillant, c'est tout. »

J'avais frissonné. Pour les protéines (qui, certes, étaient les plus compliquées à inclure dans notre alimentation), je préférais largement prendre les compléments alimentaires que je ramenais de raid...
Une fois lancée, Grâce s'était révélée bavarde. J'avais eu le sentiment qu'elle évitait certains sujets, tout comme moi, et nous avions toutes deux fait mine de rien. Elle m'avait raconté le bonheur de dormir dans un hamac, le ciel au-dessus de sa tête, et comment les hurlements lointains des coyotes étaient devenus familiers et rassurants plutôt que menaçants. Elle m'a parlé de leur source d'eau, qui formait un lac souterrain, mais qui était froide, contrairement à la notre. Elle a évoqué la chance que nous avions d'avoir Doc et Candy avec nous, et je m'étais mentalement promis d'aller parler à Doc, plus tard, pour le convaincre de faire parti du prochain échange.

Parfois, le ton de Grâce se faisait dur, elle ne mâchait pas ses mots. Elle ne m'avait pas parlé des autres résistants, seulement des lieux et de leurs fonctionnements. Se sentait-elle seule, à l'écart, là-bas ? Peut-être que c'était Madison qui avait accompagné Grâce ici, et non l'inverse.

Mais je n'étais pas là pour émettre des suppositions sur leur vie privée. Je mourrais d'envie de demander à Grâce comment elle avait rencontrée Madison, mais je me retins tout le long, et la conversation finit par s'épuiser naturellement. Ian n'était pas revenu, et le sommeil me fuyait toujours. J'ai envisagé un instant d'aller le chercher, mais j'ai vite renoncé, je ne voulais pas qu'il se sente obligé de délaisser les autres pour moi.

- Je vois comme tu regardes mes cicatrices, a lâché Grace, interrompant ma réflexion. Sa voix était dure, mais elle n'avait pas réussi à y insuffler autant de force que d'ordinaire, et c'est ce qui me donna le courage de répondre.

- C'est juste que... On pourrait facilement te les atténuer, tu sais, il suffirait de demander à Doc, et...

- Oh, pitié, ne soit pas idiote, je vis moi aussi avec l'une des votre, ne crois-tu pas que si je le voulais, je l'aurais fait ? Rott ne me refuserais jamais rien !

J'ai eu un mouvement de recul. Peut-être aurais-je du me taire. L'expression qu'elle avait utilisée, « l'une des votre », me blessait. J'avais l'impression d'une réelle mise à l'écart. Rott et moi pouvions bien vivre parmi les humains, nous étions différents d'eux. Réagissait-elle ainsi avec nous, car auparavant d'autres humains avaient agis ainsi avec elle ? Cela me paraissait injuste au possible, mais je savais bien que leur notion de justice différait bien de la mienne. Et cette façon de parler de Rott, comme s'il lui devait quelque chose...

- Mes cicatrices sont mon histoire, Vagabonde, reprit-elle. « Lorsque nous naissons, nous obtenons une cicatrice sur notre ventre, nous rappelant pour toujours d'où nous venons. Lorsque vous renaissez dans nos corps, vous laissez votre propre cicatrice sur nos cous. Et celles que j'ai sur le corps ne sont pas très différentes. Elles font de moi qui je suis, et me distinguent au premier coup d'œil de vous, voleurs de corps. Tu peux bien prôner la supériorité de ton espèce et ton monde meilleur... La vérité, c'est que mes cicatrices t'ont horrifiées, mon corps t'a dégoûté car il était trop différent de ce que tu as l'habitude de côtoyer. Tu nous ressemble bien, effectivement, mais pas sur nos meilleurs points. »

J'étais choquée, abasourdie par la soudaine virulence du ton. Je sentis mes yeux s'emplir de larmes brûlantes, et je détournai la tête vivement, ne souhaitant pas confesser ma faiblesse. Il y a quelques instants à peine, nous menions une conversation cordiale... Son accusation (voleurs de corps) me cuisait, car je la savais trop vraie, mais je la savais tout aussi injuste. J'habitais un corps dont l'hôte n'étais jamais revenu, n'est-ce pas ?

Avec un retard, la réalité me frappa en pleine face. Les humains pouvaient bien cohabiter, tolérer les âmes, il y avait un monde entre cohabitation et acceptation totale. Un fossé nous séparerait toujours, dans la majorité des cas. L'espoir était vain. Les visages de Maggie et de Sharon s'affichèrent dans mon esprit, ce qui ne fit que redoubler mes larmes, et je luttais pour ne pas gémir et sangloter à haute voix.

C'était irraisonnable, mais je me suis levée et j'ai sauté à bas de mon lit, désireuse de fuir Grâce et son tempérament changeant. Je n'avais ni la force ni l'envie de l'affronter, surtout, je savais que ça ne changerait rien. Elle restait silencieuse, et le silence de la pièce était pesant. Même si la lumière de sa lampe était faible, elle était présente malgré tout, et je me suis retrouvée aveugle lorsque je lui ai tourné le dos. Heureusement, je connaissais les grottes par cœur, et je me suis élancée à l'aveuglette.. Je me sentais nauséeuse et mon souffle comme ma course étaient erratiques, j'avais beau m'être plus ou moins accoutumée aux émotions humaines, ces réactions violentes que je ne voyais pas venir restaient très compliquée à supporter. Une main le long du mur pour me guider, j'ai continué résolument en avant, jusqu'à me retrouver dans le noir complet. J'aurais pu me laisser tomber là et pleurer tout mon saoul. Aux larmes de choc se mêlaient maintenant les larmes de colère, colère de m'être laissée déstabilisée si facilement.

L'esprit embrouillé et les sens inhibés, je n'ai pas perçu ce qui arrivait en face de moi. Une grande masse sombre a surgi devant moi, et je me la suis prise de plein fouet. Un petit couinement de terreur m'a échappé, avant qu'un bras ne me rattrape avec force, juste avant que je ne finisse les fesses au sol.

- Gaby ?

La voix était blanche et inquiète, mais c'était la seule que j'aurais désiré entendre. Ian ! A murmuré la petite partie de mon cerveau qui fonctionnait encore. Je me suis violemment agrippée à lui, cachant mes larmes odieuses dans son T-shirt. Il n'est resté désappointé que quelques secondes avant de m'enserrer dans ses bras puissants. Il me pressait de questions, et je sentais l'une de ses mains parcourir mon crâne avec douceur, vérifiant sûrement que je n'étais pas blessée de nouveau.

Tandis que je me calmais peu à peu contre lui, quelque chose me revint en tête, et je ne savais quoi en penser : lorsque j'avais quitté l'infirmerie, les ronflements de Doc s'étaient arrêtés. 

Les âmes indigènes [Les âmes vagabondes Fanfic]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant