Chapitre 93 [Chapitre final]

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La voûte céleste s'étendait au-dessus de ma tête. Le peu de lumière qui nous parvenait venait de la lune, à moitié pleine, et par les quelques étoiles assez brillantes pour se démarquer des autres. J'aimais les étoiles et la beauté du ciel vu depuis la Terre, mais mon affection pour cette vision n'avait aucune commune mesure avec celle de Gaby. Dès qu'elle avait mis un pied dehors, sa tête s'était levée vers les astres, et grâce à la lueur dans ses prunelles, j'avais vu ses yeux s'agrandir pour contempler le spectacle.

Je me serrai davantage contre Kyle. Nous étions au dernier rang, à l'abri des regards et de l'attention générale. Gaby et Ian se tenaient plus loin, un peu plus vers l'avant, tandis que Mélanie et Jared côtoyaient Jeb, à plusieurs mètres de nous.

Ce soir, nous rendions hommage à deux morts.

Je n'avais jamais vraiment apprécié Sharon, pour des raisons évidentes. Elle m'avait longtemps fait peur, puis presque pitié. Je m'étais souvent sentie mal pour elle, mal à toute cette colère qu'elle couvait en elle, et je l'évitais autant que possible, mais je n'avais jamais souhaité sa mort. Elle pouvait me détester pour ce que j'étais, elle pouvait détester Gaby, elle pouvait détester Mélanie, sa propre cousine, qui était pourtant humaine... Elle méritait quand même de vivre sa vie.

Quand à Maggie, je la connaissais moins encore. Toujours dans l'ombre de sa fille, elle irradiait une colère plus froide, plus meurtrière encore si possible, et les rares fois où mon chemin avait croisé le sien, j'avais été prise de frissons et de sueurs froides devant son regard assassin. Je savais cependant qu'elle aimait beaucoup sa fille, et je n'osais pas imaginer la douleur qu'elle avait du ressentir en découvrant son corps sans vie.

Une douleur telle que son corps ne l'avait pas supporté.

Gaby avait tenu jusque là, mais je perçus soudain un reniflement venant d'elle. Je distinguai la forme de son corps, et la vis se recroqueviller sur elle-même, épaules contractées et tête rentrée. Ian l'attira contre lui et se mit à lui frotter le dos. Je détournai les yeux, gênée.

La mort des deux humaines m'attristait, mais je n'avais pas pleuré. Une partie de moi me trouvait horrible pour mon manque de sensibilité, l'autre partie, celle qui portait les souvenirs de ce qu'avait été Jodi, était plus pragmatique. J'avais eu mon content de larmes et de douleur ces dernières semaines, et ces humaines n'étaient rien pour moi. C'était triste, mais c'était agréable que cela ne m'affecte pas.

Je repoussai cette pensée au loin.

Les autres habitants des grottes étaient tous dos à moi, ce qui, ajouté à la nuit, m'empêchait de distinguer leurs expressions. Je n'en avais pas besoin pour les savoir tous ébranlés. C'était deux des leurs qui étaient parties. La violence de la mort de Sharon ajoutait encore à l'horreur général. Ce déboire de sang, cette théâtralisation, cette douleur infligée à son corps alors qu'elle aurait aisément pu se procurer une petite gélule de cyanure...

Je n'aimais pas la tournure que prenaient mes pensées. J'enfouis mon visage dans la chemise de Kyle, qui passa ses bras autour de moi, possessif. Je le sentais tendu, et il ne dit pas un mot. Il n'aimait pas être dehors, exposé, et il n'était pas le seul. Mais personne n'avait élevé la voix ou refusé de sortir. Gaby m'avait expliqué combien c'était important pour les habitants des grottes d'être ici ce soir. La mort était un concept si habituel pour moi, encore maintenant... Il n'y avait pas de mort chez les âmes, rien que la vie, la renaissance, et parfois le don de soi, pour offrir à notre espèce une nouvelle génération. Nous ne mourrions que si nous l'avions décidé, une vie en échange d'un million d'autres. Les morts terriennes, les morts humaines, étaient dépourvues de sens.

Plusieurs personnes avaient parlé, brièvement, à mi-voix. Je n'avais pas vraiment écouté, je n'avais rien retenu. De nouveau, je me sentis coupable. Manquais-je de respect aux mortes ? Ne devrais-je pas tenter de m'unir à la cérémonie, d'y être attentive ?

Non. Le temps des questionnements était terminé pour moi. Une fois de plus, je poussai mes pensées au fond de ma tête. Je tentai de me reconnecter à la réalité. Des silhouettes bougeaient. Une forme sombre claudiquait jusqu'au bord du trou qui avait été creusé pour accueillir les dépouilles. Je fus surprise lorsque la voix de Grâce s'éleva.

- C'est la haine qui a tué ces deux femmes, commença-t-elle abruptement. « L'une comme l'autre vivaient dans la colère permanente. Je n'ai pas eu besoin de longtemps en leur compagnie pour le découvrir. C'est aussi mon cas. Je vis dans la colère, elle m'imprègne et me pousse en avant. A un degré différent, peut-être, et dirigée ailleurs, peut-être aussi, mais... » La silhouette de Grâce secoua la tête, puis reprit : « Sharon et Maggie sont mortes humaines. Elles ont gagné un combat, mais ont perdu tous les autres. Je ne les portais pas dans mon cœur, mais je les pleure avec vous aujourd'hui. Que leurs morts, que leurs vies gâchées soient une leçon. Que leurs erreurs ne soient pas reproduites. Je ne veux plus vivre dans la haine ni dans la peur. Je veux vivre, tout court. »

La voix de Grâce avait changé sur ces derniers mots. Plus douce. Moins cassante. Son discours me paraissait incongru, mal adapté à la situation, mais personne ne dit rien. « Je ne veux plus vivre dans la haine ni dans la peur », répéta-t-elle moins fort, mais ce n'était plus à nous qu'elle s'adressait. Attentive, je la vis claudiquer jusqu'à une seconde silhouette, et je reconnus Madison sans mal. Puis, sous mes yeux ébahis, Grâce la serra contre elle, pressa son corps contre le sien, et elles échangèrent un long baiser. Il me fallut une seconde pour sortir de mon ébahissement et détourner les yeux, par pudeur pour elles deux. Jamais elles n'avaient été si démonstratives l'une envers l'autre. Je veux vivre, avait dit Grâce. Vivre comme elle l'entendait avec Madison, aux yeux de tous. Ses mots résonnèrent en moi, connectant entre elles des pensées qui mûrissaient là depuis longtemps déjà. Je levai les yeux vers Kyle, tiraillai sa chemise pour obtenir son attention. Il baissa son regard sur moi. Il était aux aguets, mais je pouvais distinguer une flamme au fond de ses yeux. Une flamme qui brûlait pour moi. J'avais quelque chose de très important à lui annoncer, et maintenant que je m'en étais rendu compte, je me sentis apaisée, doucement gagnée par une certitude incroyable. Oui. Oui.

- Moi aussi, je veux vivre.

Les âmes indigènes [Les âmes vagabondes Fanfic]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant