Chapitre 64

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Kyle ne reprit la parole qu'au bout d'un long moment, et j'étais certaine qu'il le faisait pour moi, et non pas pour lui, car à présent chaque mot semblait lui coûter un effort titanesque.

- J'ai essayé de l'appeler. Mais je tombais immédiatement sur sa messagerie. Trouver l'adresse de Solène et de son père ne fut pas difficile. J'étais prêt à me jeter dans la gueule du loup, à débarquer chez eux pour arracher Jodi à leurs griffes, et pour l'emmener avec moi, mais il y avait Ian. Je ne pouvais pas le laisser derrière moi. Je ne pouvais pas emmener tout le monde, d'accord, mais il y avait au moins de la place pour lui. Mais bien entendu, Ian n'a pas compris mon urgence, ma panique, et il a cru que j'étais drogué. Il était vraiment à deux doigts d'appeler la police, ou l'hôpital, il était vraiment inquiet pour moi, cet idiot ! J'ai du tout lui expliquer. J'ai perdu du temps, tellement de temps, à tenter de le convaincre, à lui prouver que je ne déraillais pas totalement !

- Quel a été l'argument décisif ? Demandai-je malgré moi.

- Il n'y en a pas eu. Je crois que lui aussi se doutait vaguement de quelque chose, et que j'aurais perdu moins de temps si j'avais été capable de me calmer un peu. En tout cas, il a eu l'air d'accepter l'idée qu'un truc louche se tramait chez cette Solène, mais il a été plus futé que moi. Plutôt que d'arriver comme un cheveu sur la soupe à leur petite fête et risquer nos vies pour des personnes peut-être déjà perdues, Ian a émis l'idée d'appeler d'abord. Alors après encore un peu de temps perdu, on a trouvé le numéro associé à l'adresse, Ian a téléphoné, et moi j'ai téléphoné à toutes les connaissances de Jodi qui étaient dans mon répertoire.

- La plupart de ses amies étaient aussi à la fête.

- Bien entendu. J'ai appelé, et tous les portables étaient éteints, je tombais toujours sur la messagerie immédiatement. Et à côté de moi, j'entendais Ian, d'abord très poli, puis qui a commencé à s'énerver et à vociférer. « Comment ça, vous ne pouvez pas me la passer ? Passez moi son amie, alors ! Passez-moi n'importe qui de présent, c'est important ! » mais nous n'avons jamais eu personne d'humain au téléphone... Parce que plus personne ne l'était.

Je frissonnai. Ce récit était horrible, effroyable. J'avais pourtant bien des fois entendu des histoires sur la colonisation des planètes, de belles histoires mettant en scène notre harmonie, notre efficacité... Mais ça, c'était l'envers du décor, c'était la vérité brute.

- J'ai regardé Ian. Il savait, je savais, mais en même temps, je refusai de l'admettre... Il m'a dit « Tu parlais de ton camping-car ? », et c'est lui qui m'a entraîné, qui a rassemblé nos dernières affaires, qui m'a poussé dans le véhicule. C'est aussi lui qui a laissé une fausse piste derrière nous, tant bien que mal, espérant détourner l'attention juste le temps pour nous d'aller assez loin. Nous avons jeté nos portables et nous avons disparus. La seule chose qui m'a fait tenir, la seule pensée qui m'a permise de ne pas devenir vraiment fou, c'est que je me suis promis que je reviendrai chercher Jodi. Que je trouverais un moyen de ramener les gens à eux, pour la ramener elle.

Je regardais Kyle sous un jour différent. Les pensées se bousculaient dans ma tête, et mon cœur était tiraillé par trop d'émotions contradictoires.

- J'étais toujours partant pour ramener d'autres créatures à Doc. Au début, j'avais de l'espoir, et à la fin, c'était avec l'obstination du désespoir. Alors ouais, quand Gaby a lâché sa bombe, quand elle a laissé Mélanie récupérer son corps... Je savais ce que je devais faire. Il n'y avait pas lieu d'hésiter. J'étais certains que j'allais enfin retrouver Jodi, que l'enfer prendrait fin.

Il marqua une pause.

- Mélanie aimait Jared si fort qu'elle n'a pas pu de résoudre à disparaître, grogna Kyle. « Son amour pour lui signifiait tout pour elle, et s'est battue pour retourner et demeurer à ses côtés. Dans mon cas... L'amour de Jodi n'a pas été suffisant. »

J'étais abasourdie. Je n'avais jamais vu Kyle dans un tel état de fragilité. Pensait-il vraiment ce qu'il me racontait là ? Depuis toutes ces années, portait-il en lui cette peur secrète, ce doute insidieux ? Ou cette horrible réflexion n'était-elle apparue que lorsqu'il avait constaté que, contrairement à Mélanie, Jodi n'était plus là ? La deuxième hypothèse me semblait plus vraisemblable. N'avait-il pas tout quitté sans y réfléchir une seconde lorsqu'il avait apprit que Mélanie avait pu récupérer son corps ?

Je m'agenouillai face à lui, très doucement. D'instinct, j'avais envie de lui prendre les mains, de les serrer entre les miennes, mais je ne savais pas s'il le supporterait.

- Kyle, dis-je. « Kyle », répétai-je alors, voyant qu'il avait gardé la tête baissée. « Le cas de Mélanie était particulier. Il y avait son frère avec elle, et beaucoup, beaucoup de colère. Je ne veux pas parler à sa place, ou à la place de Gaby, mais je pense pouvoir affirmer que Mélanie n'était pas en paix lorsque Gaby a été insérée en elle. Elle savait, elle avait peur, et elle avait encore des comptes à rendre. Jodi... Jodi n'avait pas la moindre idée de ce qui se tramait, et elle était heureuse. Elle prenait les jours les uns après les autres, et vivait dans l'euphorie constante de constater qu'à tes cotés, chaque jour se révélait meilleur que le précédent. Je... »

Je m'interrompis un instant, cherchant mes mots, ne sachant si je pouvais révéler autant de choses sur Jodi, elle qui n'était plus là pour donner son accord. Mais n'était-ce pas faire honneur à sa mémoire que de confier à Kyle ces vérités que je gardais au fond de moi, profondément inscrites dans mon cerveau et marquées dans mon corps ?

- Elle s'était toujours pensée indépendante, heureuse seule, et s'était toujours plutôt satisfaite de son existence. Les relations, elle les prenaient comme elles venaient, mais ce n'était qu'un plus, du bonus, et elle n'éprouvait aucun regret à y mettre fin lorsqu'elles lui apportaient plus de soucis que de bonheur. Mais avec toi, elle a compris combien il était précieux de partager son quotidien avec quelqu'un qu'on aime. Elle a eu... Cette sensation... Comme d'ouvrir les yeux et d'enfin voir pour la première fois. T'avoir à ses côtés l'électrisait et l'apaisait en même temps. Et quelques semaines avant qu'elle ne... Avant que je ne... Quelques semaines avant que tout ne bascule, elle a eu cette discussion avec Kelsey, sa meilleure amie, où Kelsey venait d'apprendre la mort de sa mère dans un accident de voiture, et elle et Jodi ont discuté de la vie, de sa courte durée, du fait que tout pouvait s'arrêter sans prévenir du jour au lendemain... Et Jodi à dit que si tout devait s'arrêter pour elle demain, elle ne regretterait rien, elle serait heureuse, heureuse d'avoir vécu ce qu'elle vivait alors avec toi... Et... Et...

Je pleurai. Évoquer ces souvenirs étaient plus douloureux qu'il n'y paraissait. Il y avait mon amour pour Kyle d'un côté, et celui, fantôme, de Jodi de l'autre, véritable, intangible, toujours présent et néanmoins immatériel, comme suspendu dans le vide, suspendu entre Kyle et moi... Je n'étais que la briseuse de ménage, celle qui avait fait voler en éclat cette belle histoire, cet amour si fort et si passionnel.

- Elle t'aimait, Kyle. Elle t'aimait de tout son être, de tout son cœur, de toute son âme. Et si l'amour avait suffit, elle serait encore là, soit en certain, mais l'amour ne suffit pas toujours. Jodi est partie, Kyle, elle ne reviendra plus, mais elle est partie heureuse, comblée, et amoureuse, tellement amoureuse. Tout cet amour qu'elle m'a légué... Il était réel. Tu n'as pas le droit d'en douter.

Les âmes indigènes [Les âmes vagabondes Fanfic]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant