Journal d'Anne Samedi 31 octobre (première partie)

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Après une nuit trop courte, un déjeuner qui sentait bon le lait frais et la miche tiède du four, et quelques corvées inhérentes à la vie de la campagne, je me rendis d'un pas décidé vers Avonlea. J'y trouvais comme convenu mes amies afin de nous rendre toutes ensembles chez Miss Stacy. Alors qu'elles s'étaient toutes pomponnées, moi je portais une robe tablier vieillotte de Marilla aux couleurs ternes car cette dernière avait entrepris dès hier soir à ajuster les miennes.

Mes chères perruches profitèrent de ce court trajet entre filles pour aborder LE sujet et je ne pu me dérober. Je pris une grande respiration, recentrant mes idées et choisis avec grand soin mes mots. Un peu comme Gilbert l'avait fait la veille avec moi. J'ai essayé de simplifier les termes médicaux et j'ai bien évidement tu notre baiser et ce qu'on en avait pensé. Les filles semblèrent perplexes. D'apprendre que la chose pouvait être agréable les faisait glousser mais je me retins à grande peine de leur confirmer que certains rapprochements dont nous avions déjà fait l'expérience, Gil et moi, étaient pour ma part des prémices à ce que j'imagine être une expérience bien agréable.

Oui, cher journal, ces appréciations ne regardent que Gil et moi, et si j'adore mes amies et leur piaillements, je garde ici dans ces lignes mon jardin secret et toutes les jolies ou inavouables pensées qu'il contient.

Alors que nous n'étions plus très loin de notre but, je priais mes amies de garder pour elles ces explications. Dans le passé, mes mots mal répétés m'ont porté préjudice et ont faillit coûter bien plus que l'amitié de Diana.

La maison de Muriel n'avait pas changée, logée dans un bois à l'écart de la localité. Ce n'est pas la première fois que nous nous y rendons ensemble. Bien qu'elle soit petite, autrefois toute la classe y avait trouvé une place, à terre, sur une chaise ou dans un coin, lorsque l'école avait prit feu. Nous y avions également été invités pour la proclamation de nos résultats. C'était le temps de l'insouciance mais c'était également à ce moment là que j'avais ressenti une pointe de jalousie m'étreindre lorsque Gil avait parlé de Paris et évitait le sujet de Winifred malgré les taquineries des autres garçons.

Lorsqu'on vint nous ouvrir aujourd'hui, nous nous sommes vite rendues compte du changement. Miss Stacy fut d'abord surprise de notre visite impromptue, visiblement elle s'attendait à d'autres visiteurs. Les yeux tirés et rougis, elle paraissait gênée de sa tenue, ce qui ne lui ressemblait pas du tout. Elle qui d'ordinaire ne se souciait guère de ce genre de considérations et détestait le corset, préférant le pantalon aux jupes. Elle hésita d'abord à nous faire entrer, prétextant le désordre. Mais pour tout fatras c'était surtout des caisses de bois et des malles qui s'empilaient dans sa pièce à vivre. Cette vision de départ imminent me serra le cœur. Elle en était donc là, prête à fuir?

Les filles me poussèrent à exprimer notre soutien collectif à ce qu'elle vivait et je lui demandais pourquoi le mot sur la porte de l'école et ces caisses fraichement closes. Bien sûr, je craignais de connaître déjà la réponse et ce fut plus une déception qu'un étonnement de l'entendre dire qu'elle quittait son poste et la région. Je me doutais que ce qu'elle vivait devait être insoutenable mais jamais je ne m'étais attendue à une issue aussi extrême et si rapide. Elle partait. Elle partait sans se battre et sans se défendre. Peut-être même sans nous prévenir.

Je me souviens encore, lorsque j'étais venue lui faire mes adieux et lui donner l'adresse du pensionnat, elle m'avait alors dit que l'adversité était parfois une chance. Mais quelle chance recevait-elle de cette épreuve?

Témoin de ma stupéfaction et mes bafouillements, Ruby mit sa main sur les miennes pour me calmer, comme l'aurait fait ma chère Diana, et parla de Gilbert qui serait bien triste de l'apprendre. Tillie osa également prendre la parole. Elle raconta à Muriel ma détermination à rédiger un article pour lui venir en aide et dénoncer l'injustice qu'elle subissait. Je remerciais des yeux Tillie pour exprimer ce que ma gorge m'empêchait. Puis découvrit que Muriel me regardait avec des yeux humides, dans une expression entre la tendresse et l'exaspération.

Anne avec un e - Lettres et confidencesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant