C'est peu de le dire, cher journal, que je ne suis pas sortie indemne de cette entrevue. Je me sentais vidée de toute parole, découragée de la nature humaine et fourbue. Gil ne semblait pas plus loquace, les épaules lasses et le regard sombre.
Nous avions échoué à notre mission d'aider nos amis, ayant mis tous deux les pieds dans une situation dont nous n'avions ni les armes, ni les rennes. Nous nous sentions, et je le ressens encore maintenant que je l'écris, si impuissants face à leur détresse commune et pourtant non partagée entre eux.
Gil me déposa, un peu malgré moi, devant la boucherie. Je serais bien restée accrochée fermement à lui, sentant la chaleur de son dos à travers sa veste. Me tenir derrière lui alors qu'il guidait sa monture m'avait un peu remis du baume au cœur, mais, lui, avait promis de passer revoir Bash et moi Tillie avant le soir.
De fait, Tillie m'attendait impatiemment et à peine avais-je le pied à terre qu'elle me happa à l'intérieur. Elle m'entraîna dans un corridor puis un escalier qui menait à leur appartement. Je n'avais jamais été chez elle et fus charmée de découvrir son univers.
Si la boucherie était le royaume de son père, celui du logement familial était, à n'en point douter, celui de Mrs Boulter. Tout y respirait la féminité. Les meubles étaient simples et robustes mais des touches ça et là démontraient qui y régnait, des napperons sur les fauteuils, des coussins sur les chaises, des tentures fleuries.
Je n'eus guère plus le temps d'admirer ce décor digne d'une maison de poupée que Mrs Boulter sortit de sa cuisine, enleva son tablier à volants et mît ses mains sur ses hanches. Tillie me demanda d'ôter mon manteau et vu la chaleur qui régnait dans l'apparemment, je n'en fus pas mécontente.
Mrs Boulter me toisa de pied en cape avec une petite grimace de la bouche que je ne pus qualifier puis elle s'exclama:
- C'est vrai que tu n'es pas bien épaisse, ma fille !
Un frisson me parcourut l'échine lorsque j'eus en tête l'image de la bouchère, qu'elle était, jaugeant une pièce de viande.
Elle me tourna autour et, d'un air entendu, dit à Tillie:
- Allons dans ma chambre, plutôt que la sienne!
C'était plus une injonction qu'une proposition et j'obéis par politesse, ne sachant de quoi il s'en retournait.J'étais un peu embarrassée d'entrer dans la pièce en question car il s'agissait là d'une chambre de femme mariée, de plus, avec qui je n'avais jamais eu aucune affinité particulière. L'impression que j'eus de suite fut d'entrer dans une bonbonnière. Tout était Liberty et cotons fleuris, de boutis, patchworks et coussins assortis. Du rose dans tous ses états, du poudré au fuchsia, du bonbon au saumon.
Mrs Boulter ouvrit sa garde robe, prit une chaise avec fermeté et monta dessus avec beaucoup d'agilité. Elle sortit de l'étagère du haut un énorme carton que Tillie s'empressa de récupérer et de poser sur le lit en trépignant.
- Bon, comme tu ne ressembles guère à ma Tillie, je pense que c'est dans celui-ci qu'on trouvera de quoi faire l'affaire.
Perplexe, je les regardais sans comprendre.
La mère de Tillie soupira avec un sourire complaisant et m'expliqua:
- Tillie m'a dit que Marilla avait invité Gilbert Blythe ce soir. Je comprend mieux pour le rôti d'ailleurs! Tu ne peux décemment pas rester ainsi!
D'un geste, elle fit signe à mon jupon et je compris enfin, la robe marron de Marilla!- Marilla Cuthbert était une jeune femme très mignonne autrefois mais elle n'a jamais su se mettre en valeur, affirma Mrs Boulter.
Devant mon air gêné, elle continua en montrant un cadre qui trônait au dessus du grand lit, une photographie de mariage. Il n'y avait aucun doute sur l'identité du marié, Mr Boulter en plus jeune et avec un peu plus de cheveux mais je ne reconnus pas de suite la jolie jeune épouse.
- Hé oui, j'étais aussi maigrichonne que toi à l'époque! Tu vois, ça à bien changé, dit-elle en se tapant sa taille pulpeuse d'un geste amusé.Elle sortit alors du carton des robes, certes pas à la dernière mode parisienne comme celles que porte Mrs Barry, mais d'une beauté simple et intemporelle.
Elles hésitèrent toutes deux quant à savoir laquelle irait le mieux à mon teint moucheté et surtout à mes cheveux carottes, qui semblaient ennuyer particulièrement la mère. Je me laissais faire, interdite et finalement très touchée qu'on prenne ainsi soin de moi.Un instant plus tard, je me retrouvais vêtue d'une élégante robe d'un gris bleuté cintrée à la taille avec un haut en dentelle crème. Elle n'était ni inconvenante, ni trop pudique, ne faisait ni trop petite fille, ni trop femme. La tenue était par-faite!
Je remerciais avec beaucoup de mots et d'émotions mes deux compagnes mais elles ne paraissaient pas encore satisfaites. Elle me firent assoir devant la coiffeuse et entreprirent, avec beaucoup de courage, de dompter ensemble ma chevelure sauvage et capricieuse. Elles palabraient avec une complicité touchante d'une mère et de sa fille, sur les joies des fiançailles et du futur mariage de Tillie et Paul. Leurs babillages m'emplissaient la tête de couleurs et de musique, reléguant mes sombres pensées à plus tard.
Enfin lorsque, le regard fier de leur ouvrage, elles me trouvèrent à leur goût et surtout au goût présumé d'un certain jeune homme, elles empaquetèrent la robe de Marilla et me pressèrent de me rendre au plus vite aux Pignons verts.
Je ne fis pas vingt pas dans le froid du jour qui déclinait lorsqu'une charrette s'arrêta à ma hauteur, celle de Rachel Lynde qui me proposa aimablement de me raccompagner. L'amie de Marilla parut contente de me voir, et me félicita de mon apparence. Mais bien vite elle voulut, comme à son habitude, engager la conversation sur les sujets qui satureraient sa curiosité débordante. Elle fit allusion aux fiançailles de Tillie puis glissa subrepticement le nom de Gilbert. Mes réponses inhabituellement évasives lui firent comprendre que je ne souhaitais pas aborder la chose.
J'ai alors profité d'un moment de silence pesant pour lui parler de Miss Stacy. Elle sursauta et se renfrogna. Puis, mue par une soudaine mauvaise conscience qu'elle semblait empressée de se décharger, elle m'avoua qu'elle n'était pas fière du comportement qu'elle avait eu envers l'institutrice. Rachel semblait sincèrement désolée de ce que traversait Muriel et ne savait comment l'aider. Nous parlâmes ainsi jusqu'au Pignons verts des amours impossibles de Bash et Muriel.
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Anne avec un e - Lettres et confidences
FanficFanfiction épistolaire qui fait suite à la dernière saison de Anne with an E. Les personnages sont issus du roman de Lucy Maud Montgomery et/ou de la série télévisée qui en est inspirée diffusée en trois saisons sur Netflix (2017-2020). Illustration...