Journal d'Anne 31 octobre (Le repas)

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Le son grave de deux voix masculines arrivaient jusqu'à nos oreilles alors que nous descendions l'escalier. Deux voix que je connais bien et que j'apprécie énormément.

Matthew accaparait déjà Gil et le questionnait sur Toronto, la santé de Bash, ses études...
Marilla arriva à sa hauteur et salua Gil avec chaleur. Elle sermonna ensuite son frère de n'avoir même pas proposé à leur invité de se défaire de son manteau. Gil en profita pour lui tendre un panier contenant quelques fruits de ses vergers comme des poires tardives, des châtaignes, des noix et des noisettes.

Il sursauta alors que j'arrivais derrière lui, attendant qu'il finisse sa phrase pour le décharger de sa veste et de sa casquette. Il ne m'avait visiblement pas entendue arriver et il resta un instant, comme cloué sur place en rivant ses yeux sur moi. Je remarquais ses pupilles se dilater alors qu'il essayait d'observer ma tenue et ma coiffure le plus discrètement possible. Il est vrai que je ne devais pas avoir, à ce moment là, la même apparence que tout à l'heure! Il me sourit d'un air conquis mais déjà Marilla nous appelait du salon nous invitant à les rejoindre.

Gil me fit passer devant lui avec galanterie et profita que je passe à proximité pour me glisser à l'oreille:
- Tu es magnifique, ce soir. C'est en quel honneur?
Ces simples mots de compliments chuchotés me firent l'effet d'une douche d'abord excessivement chaude puis complètement froide.

J'essayais en vain de ne rien laisser paraître mais c'était comme si ma tête avait éteint sa chandelle de longues secondes. Gil s'installa dans le fauteuil que lui proposait Matthew et commença à répondre à ses nombreuses questions. Marilla me jeta un regard interrogatif alors que je ne pipais mot.

Je profitai de l'excuse d'aller vérifier le repas à l'office pour reprendre un peu mes esprits et me ressaisir. Les mains cramponnées sur une chaise, je maudissais mon imagination vagabonde. Gil se demandait pour quelle raison je m'étais faite coquette? Je réalisais alors que pour lui ce n'était qu'un simple repas entre... voisins. Marilla l'avait invité et il était venu. Point. Fin de l'histoire!
Pendant que je transvasais la soupe et l'assaisonnais, je m'en voulais d'avoir trop vite conclu comme Mrs Boulters. Je continuais mon laïus intérieur: « À quoi donc devais-je m'attendre? Je ne suis pas Tillie et Gil n'est pas Paul. Gil ne m'a rien promis et le reste n'est que dans mon esprit trop prolixe... » Je fermai les yeux et tentai désespérément de reprendre mon calme. Je n'allais tout de même pas gâcher une soirée où étaient réunies les personnes les plus chères à mon cœur (hormis Diana)? Il ne tenait qu'à moi de faire contre mauvaise fortune, bon cœur et faire en sorte que cette soirée soit des plus agréables pour chacun d'entre nous.

Il fut l'heure de passer à table. Pendant que j'apportais la soupière, Matthew avait invité Gil à s'assoir en face de lui et la place qu'il m'avait destinée était celle à sa gauche, en face de Marilla. Encore une amertume de plus car, ainsi disposée je ne pouvais que voir Gil et non sentir sa présence à mes côtés comme espéré.

La déconvenue suivante de la soirée fut de remarquer que j'avais bien trop poivré la crème de potiron. Je le compris aux joues cramoisies de Gil qui tentait de rester poli et à la quinte de toux qui prit Marilla devant moi. Confuse, je m'excusais avec beaucoup de verbalisme. Je réalisais que j'avais été tellement bouleversée que je devais avoir eu un geste trop leste et empressé lors de l'assaisonnement. Seul Matthew ne semblait guère perturbé par ce goût prononcé et au contraire se leva pour aller chercher la salière. Il devait sûrement penser que cela calmerait le goût fortement épicé de ce simple potage d'ordinaire si doux sur la langue.

Mais Gil le déconseilla, détournant ainsi habillement la conversation sur les soucis de santé de son hôte plutôt que sur ma maladresse.
- Monsieur Cuthbert, excusez-moi mais vous venez de me dire que vous aviez déjà eu une attaque coronarienne, il serait donc judicieux de diminuer votre consommation de sel.
Marilla, intriguée et anxieuse, tourna instinctivement la tête vers Gil et le questionna. La santé de son frère l'ayant toujours tenu très à cœur, bien plus que la sienne.
- Le sel favorise la hausse de la pression dans le sang, expliqua Gil avec pondération, ce qui n'est pas bon pour votre frère. Je vous conseillerais plutôt d'en restreindre l'usage dans vos plats, dans son intérêt.
Matthew se renfrogna et repoussa la dite salière d'un regard mauvais et tenta de finir son assiette de potage en grimaçant.

Anne avec un e - Lettres et confidencesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant