EQUILIBRE INSTABLE [MEKRA]

Chapitre 5

Il faisait drôlement froid, ce soir-là. Maé s'était mise à trembler, et ses dents à claquer. Hakim s'était levé sans un mot, lui laissant imaginer qu'il lui faussait compagnie. Elle avait pris quelques instants pour concentrer ses forces dans l'objectif de se lever à son tour pour rejoindre les autres. Mais avant même d'entamer la manœuvre, qui de toutes manières s'avérait périlleuse dans son état, le grand brun avait fait son apparition avec une veste. Il lui avait tendue sans un mot, avant de reprendre sa place initiale, et elle s'était empressée de l'enfiler.

- Tu aimes bien Paris ? Il demandait après un long silence, toujours sans lever son regard vers Maé.

- Oui, plutôt... Elle répondait, un peu surprise de voir qu'il faisait de son mieux pour alimenter la conversation. Mais mon père et ma grand-mère me manquent vraiment. Je vivais encore chez mon père, et un peu chez ma grand-mère au passage, ça me fait un peu bizarre de me retrouver toute seule dans quelques mètres carrés... Marseille aussi me manque un peu...

- Et ta mère ?

Sujet sensible mon grand. Comme à chaque fois qu'elle devait aborder ce sujet, un sentiment indéfinissable l'envahissait. Ce n'était pas du chagrin, ce n'était pas de la colère non plus. C'était le sentiment que l'on ressent quand on est un enfant indésiré, abandonné comme un vulgaire torchon devant une porte tagguée d'une tour HLM. Elle y avait réfléchi, et elle n'avait pas trouvé de nom à ce sentiment. C'était désagréable, pas insurmontable au quotidien, mais ça lui laissait un goût amer et ça serrait sa gorge quand elle y pensait. Habituellement elle se contentait de dire qu'elle n'avait plus de contact avec sa génitrice, mais ce soir, l'ivresse aidant, elle s'était laissée aller à quelques confidences.

- Ma mère... Elle m'a abandonnée quelques jours après ma naissance. Elle m'a laissée dans un couffin devant la porte de chez mon père, qui n'était même pas au courant qu'elle était enceinte. Elle s'est barrée sur un voilier avec on ne sait pas trop qui. J'ai eu une carte postale par anniversaire jusqu'à mes dix ans, et depuis, silence radio. T'imagines, si ça se trouve elle est morte, et je ne le saurais jamais...

Son court monologue n'avait pas rendu Hakim plus bavard, mais il avait au moins daigné lever son regard avec elle. Il la regardait sans pitié. Son regard, en revanche, trahissait sa surprise. Il l'avait croisée quelques fois seulement, ils n'avaient rien échangé de concret jusqu'alors, et elle lui confiait un élément fondamental de sa vie. Lui qui n'était habitué ni aux longs discours, ni aux confidences, surtout quand il s'agissait d'inconnus, se trouvait un peu décontenancé face à ses mots. Il aurait aimé trouver quelque chose à lui répondre, mais il n'avait rien trouvé d'assez pertinent. Il s'était contenté de la regarder.

- Désolée, je parle trop. Je ne vais pas me plaindre, je n'ai jamais manqué de rien.

- Manquer d'une mère, ce n'est pas manquer de rien. Il lui avait répondu dans un souffle

Et sa réponse, presque anodine, avait fait exploser quelque chose en elle. Il avait raison, mais jamais personne n'avait réussi à formuler ce fait aussi facilement. Elle n'avait pas manqué d'amour, ni d'argent, ni de choses matérielles. Mais elle n'avait jamais reçu d'amour maternel. Elle n'avait pas pu se confier à sa maman, n'avait pas pu lui parler de ses premières règles, ni de sa première fois avec un garçon, et même si elle tentait régulièrement de se convaincre du contraire, elle en garderait des fêlures éternellement. Et lui, il mettait le doigt là où ça faisait mal. Il soulignait une évidence, la mettant face à une réalité qu'elle préférait nier.

Hakim n'avait pas prononcé un mot de plus, et avait fini par se lever et tendre sa main à Maé pour qu'elle fasse de même. La sensation de sa peau chaude contre ses doigts gelés avait fait frissonner la jeune femme. A moins que ça ne soit ses yeux perçants ? Elle n'en savait rien, mais ces légers picotements n'avaient rien de désagréables. Ils étaient même carrément doux.