Prologue (1/2)

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L'Instructeur s'apprêtait à continuer le long du couloir, quand il remarqua qu'il n'entendait plus le pas agile de sa Pupille. Il se retourna : elle était toujours devant le minuscule trou dans le mur, en train d'observer le salon de réception de l'autre côté de la cloison. Edgar tira une montre de sa poche : il découvrit en soulevant le clapet qu'Eldola avait dépassé le temps réglementaire d'examen des candidats. Une première depuis le début de la journée. Il était peu probable qu'elle fasse du zèle : cela faisait des mois qu'il essayait de la convaincre de venir aux auditions, et cela faisait des mois qu'elle épuisait les unes après les autres toutes les excuses valables pour l'éviter. Mais son vingt-cinquième anniversaire était arrivé, et il n'y avait désormais plus de discussion possible. La présence de l'Instructeur n'était normalement pas requise ce jour-là, mais Edgar avait préféré vérifier par lui-même que sa Pupille ne tenterait pas de s'enfuir au cours de la journée...

N'importe quel observateur aurait pu croire qu'Eldola était sincèrement intéressée par ce qui se passait dans les salons de réception. Elle semblait fascinée par le faste modéré des meubles, avec leurs courbes épurées défiant élégamment la gravité ; ou peut-être était-ce la faible lumière verte produite par les champignons bioluminescents, combinée aux reflets dorés de la lave du système de chauffage qui attirait son attention. Et tout naturellement, elle se concentrait patiemment sur les candidats qui défilaient sous les questions des domestiques. Mais Edgar la connaissait depuis trop longtemps pour se laisser berner : c'était une belle démonstration de son talent pour dissimuler ses pensées. Il aurait pu s'en vanter, se convaincre qu'il s'agissait de son œuvre en tant qu'Instructeur. Mais là encore, il connaissait Eldola depuis bien trop longtemps : elle avait toujours été ainsi. 

Depuis leur première rencontre. Certes, elle avait grandi, sa féminité s'était épanouie, mais la même aura l'entourait : elle était semblable à une lance. Grande, trop grande pour une jeune femme, trop mince, et surtout trop lisse, sans aucun accroc pour pouvoir s'accrocher à la moindre de ses émotions. Ses longs cheveux noirs tressés selon une natte rudimentaire tombaient le long de son corps, renforçant l'élan de sa silhouette. Ils dessinaient comme une parure guerrière pour ses yeux, deux gouffres ténébreux où luisait une vive intelligence ainsi qu'une féroce patience. Ils étaient eux aussi d'un noir profond, sans aucune nuance de couleurs ; des miroirs opaques qui ne laissaient rien paraître, mais disséquaient attentivement ce sur quoi ils se posaient. Edgar n'y décelait rien d'autre que le jeu des lumières qui dansaient sur les pupilles d'Eldola, tantôt mordant sur sa peau foncée, tantôt se réfugiant dans le puits sans fond de ses iris.

Edgar referma sèchement le clapet de sa montre afin d'attirer l'attention de la jeune femme. Il aurait pu se réjouir de cet intérêt soudain pour les candidats, qui promettait d'écourter une journée éreintante. Cependant, il savait que la Pupille était pleine de ressources, et redoutait l'élaboration d'un plan sournois. Après tout, ce qu'il lui avait véritablement appris durant toutes ces années, c'était à déceler les failles de ses adversaires, même dans les cas désespérés. Eldola se retourna brusquement vers son Instructeur pour lancer avec un sourire malicieux :

⎯ Ce sera celui-ci.

Edgar ne prit pas la peine de dissimuler sa surprise.

⎯ Il y a encore d'autres candidats à voir, avança-t-il.

⎯ Certes, mais nous pouvons nous épargner cette peine, car ce sera celui-ci, rétorqua-t-elle sur le même ton espiègle.

⎯ Et pourquoi ce choix en particulier ?

⎯ Je ne pensais pas que je devais me justifier.

Edgar s'inquiétait de plus en plus de ces réponses mystérieuses. Il toqua discrètement de l'autre côté du couloir, et un domestique accourut en passant par une porte dérobée.

⎯ Pourriez-vous me décliner l'identité du candidat dans la salle en face je vous prie ? demanda Edgar.

⎯ Bien entendu, Instructeur.

Le domestique glissa son œil en face du trou dans le mur, se figea quelques secondes puis reprit sa position neutre. Edgar soupira : Eldola avait bien réussi à trouver une faille.

⎯ Il s'agit du Local Friedrich Desfalaisiers, indiqua le domestique.

⎯ Qu'est-ce que ce candidat a de particulier, en plus d'être un Local ? devança l'Instructeur.

⎯ À vrai dire, il ne s'agit pas d'un véritable candidat, du moins pas pour l'instant, répondit le domestique.

⎯ Allons bon, si ce n'est pas un candidat, que fait-il ici ? s'étonna Edgar.

⎯ L'enquête n'a tout simplement pas révélé de moyen de pression avéré. Pour l'instant. Mais c'est certain qu'il y en a un à trouver.

Edgar se tourna vers une Eldola qui devait jubiler.

⎯ Donc c'est ça, ton échappatoire ? Tu espères qu'en réclamant un candidat douteux, les Conseillers renonceront ? C'est mal les connaître. Et il faut d'abord que le Local accepte la proposition.

⎯ Alors demandons-lui de suite où en est sa réflexion, enchaîna Eldola.

Edgar fit un signe discret au domestique qui s'engouffra alors dans les tunnels secrets de l'Institut. Il réapparut comme par magie à la porte du salon de réception, échangea quelques mots avec le domestique sur place, puis revint prestement vers l'Instructeur et sa Pupille.

⎯ Le Local Desfalaisiers a exprimé son envie de rencontrer la Pupille Eldola afin de parfaire son opinion.

L'Instructeur renvoya à Eldola son expression malicieuse.

⎯ Je pense que c'est à la Pupille de décider si elle accepte ou non cette entrevue.

Eldola marqua un temps.

⎯ Dites-lui que je ne suis malheureusement pas présente aujourd'hui.

Le domestique acquiesça sans poser la moindre question, et repartit aussi prestement qu'il était venu.

⎯ Et c'est avec ce genre de méthodes que tu espères l'encourager à accepter ? ricana Edgar.

⎯ C'est aisé de dire non à une personne. Mais comment dire non à une idée ?

Sur ces paroles énigmatiques, Eldola se détourna de son Instructeur afin de sortir du labyrinthe des couloirs secrets. Edgar ne fit rien pour la retenir : elle avait fait son choix, sa mission était techniquement achevée. Il vint se placer à son tour devant le maigre orifice lumineux afin d'assister à la fin de l'entretien. Le même domestique entra solennellement dans la pièce et s'inclina devant le Local.

⎯ Veuillez accepter mes plus humbles excuses Administrateur, il semblerait que la Pupille Eldola ne soit malheureusement pas présente à l'Institut aujourd'hui, nous devons remettre cette entrevue à un autre jour.

⎯ Cela ne fait rien, soupira le Local visiblement gêné, il va de toute manière falloir que je parte dans les plus brefs délais. J'aurais néanmoins une dernière question d'ordre, disons... pratique. Si je venais à accepter votre offre, est-ce qu'il devrait nécessairement y avoir... une cérémonie... adaptée ?

⎯ La Pupille ne possédant aucune famille, c'est à votre entière discrétion de choisir les détails d'une quelconque cérémonie si vous souhaitez en tenir une, répondit le domestique. Soyez certains que l'Éclaireur ne vous imposera aucune dépense que vous ne souhaiteriez pas effectuer.

L'Instructeur se demandait pourquoi une telle question de la part du Local, et surtout pourquoi un tel choix de la part d'Eldola. Ce Friedrich semblait un jeune homme aux traits durs et à l'allure sombre, qui plus est avec un passé douteux et sans moyen de pression évident. Eldola se rendait-elle compte qu'elle prenait un pari incroyablement risqué ? Mesurait-elle vraiment les conséquences de ses paroles ?

Car après tout, elle venait de choisir celui qui serait très certainement son futur mari.

Sur la Falaise [en réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant