Chapitre 5 : Volage et voltige (2/2)

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Elle dut cependant couper court à la discussion, car le Village des Artisans se profilait au bord de la route. Eldola se pencha vers la fenêtre, intriguée par la forme des bâtiments. Heureuse de s'approcher enfin d'une bourgade, elle espérait retrouver le labyrinthe des rues qu'elle aimait tant, cet enchevêtrement si chaotique et pourtant si fluide d'axes et de détours qui permettait aux uns de se déplacer, et aux autres de se cacher avec tout autant d'efficacité. Mais ce qui grossissait au fur et à mesure que le carrosse progressait vers sa destination ne ressemblait à rien de tout ça. Eldola semblait distinguer des tours relativement hautes disposées en cercle tout autour du Village. Elle s'étonna de cette défense militaire si importante.

⎯ Secrétaire, puis-je savoir pourquoi il y a des tours de garde autour du Village ?

⎯ Ce ne sont pas des tours de garde, la corrigea James, ce sont des moulins à vent. Le Village est très réputé grâce à la réhabilitation de cette préTech.

Eldola n'avait jamais entendu parler de ces moulins, et ne parvenait pas à distinguer suffisamment de détails à travers la fenêtre du carrosse.

⎯ Y a-t-il un moyen d'ouvrir les fenêtres ? demanda-t-elle.

⎯ Il y en avait probablement un, mais les fenêtres sont bloquées depuis plusieurs années.

⎯ Bien, alors il va falloir opter pour une solution plus radicale....

Elle se leva alors prestement, jeta son chapeau à James et ouvrit la porte du carrosse en se positionnant sur le marchepied. Elle avait pris soin de s'agripper fermement aux rideaux pour compenser l'impact du vent dans ses jupons, la gonflant comme une voile de bateau. Eldola fut immédiatement saisie par l'odeur iodée qui n'était pas si puissante au manoir. Mais surtout, elle ne put détourner les yeux de la muraille de moulins vers laquelle ils avançaient. Elle n'avait jamais vu de tels bâtiments : si le corps principal était bien constitué d'une tour élancée et robuste, à l'avant tournaient quatre bras gigantesques, se balançant au rythme des vents. À chaque rotation, Eldola avait peur que les bras aillent s'écraser sur le sol, rattrapés par leur poids ; mais à chaque fois, ils repartaient avec un élan nouveau, se moquant presque de cette terre qui ne parvenait même pas à les frôler. La lutte reprenait alors entre les quatre bras solidaires et leur ennemi et allié l'air, dans une danse hypnotique qui n'en finissait jamais. Au-delà du mouvement harmonieux de ces objets imposants, Eldola était également captivée par les couleurs chatoyantes des bras des moulins. Elle ne comprenait pas ce détail esthétique, mais en plissant les yeux, elle distingua des détails étonnants : les bras étaient ornés de plumes ! Il s'agissait sans doute d'une bioTech venue améliorer les performances des moulins. C'était sans conteste ce qu'Eldola préférait dans le Technaume : cette capacité à reconnaître l'ingéniosité de la nature comme un don, et cette insatiable volonté de surpasser ce qui était en se demandant sans cesse ce qui pourrait être.

Satisfaite de son examen, elle rentra dans le cocon du carrosse, manquant de renverser James.

⎯ Eh bien, vous avez peut-être une chose ou deux à apprendre à Friedrich en termes d'impulsivité..., murmura le Secrétaire.

Le temps de se recoiffer, Eldola constata qu'ils étaient arrivés sur la place principale du Village des Artisans. La majorité des habitations étaient situées au-dessus d'ateliers directement reliés aux moulins afin d'exploiter leur formidable énergie : Eldola distingua des meules, des fours, des métiers à tisser et des scies. La place principale avait des allures de fête : des guirlandes étaient accrochées à tous les porches et différents stands de jeux avaient été disposés à côté d'un grand banquet regorgeant de nourriture et de boissons. Tous les habitants avaient également revêtu leurs plus belles tenues, faisant de l'assemblée un arc-en-ciel sur pieds. Dès que le carrosse s'arrêta, la foule se mit à applaudir joyeusement. N'ayant pas l'habitude d'attirer l'attention sur elle, Eldola ne se sentait pas à l'aise : elle salua l'assemblée en souriant le plus franchement possible, et cela sembla leur suffire ; James descendit à sa suite. Un couple s'avança aussitôt à leur rencontre : il s'agissait des Proximes des Artisans. Ils firent taire la foule pour prononcer une courte allocution officielle, puis un toast fut porté et le signal de la fête lancé ; les enfants se dispersèrent avec une joie communicative.

N'aimant guère la foule, Eldola parvint à s'esquiver juste quelques instants pour reprendre sa respiration. Son répit fut cependant interrompu par un homme d'âge moyen à la mine bedonnante qui vint poliment lui glisser quelques mots :

⎯ Si ce n'est pas trop vous demander, Administratrice, est-ce que vous accepteriez de transmettre nos salutations à l'Intendant Barnabé ?

L'Assassin se serait attendue à tout sauf à cela : cet homme connaissait donc Barnabé ? Si elle pouvait glaner quelques informations sur l'Intendant – et notamment sur ce qui lui permettrait de lui rabattre son caquet sans violence – elle ne devait pas laisser passer cette chance.

⎯ Vous vous connaissez ?

⎯ Oui, nous sommes cousins, Barnabé et moi. Pas au premier degré, mais nous restons de la même famille. Nous n'avons pas beaucoup l'occasion d'aller au manoir, et lui est sans doute très occupé à cause de son travail, mais ma famille et moi aimerions beaucoup qu'il accepte de venir dîner à l'auberge. Comme il n'est pas revenu depuis plus de quarante ans, cela compterait beaucoup à nos yeux...

⎯ Comment cela, Barnabé n'est jamais venu vous voir à l'auberge ?

⎯ Eh bien... la situation est un peu compliquée... Voyez-vous, c'est Barnabé qui aurait dû hériter de l'auberge. Ses parents en étaient les propriétaires, mais ils n'avaient qu'un fils et celui-ci est resté Intendant... alors, comme ils voulaient que l'auberge reste dans la famille, ils ont fait appel à moi.

⎯ Je ne suis pas sûre de comprendre..., hésita Eldola. Barnabé n'était pas Défenseur, il aurait donc pu revendiquer son héritage.

⎯ C'est vrai que vous ne venez pas du Technaume... Les Défenseurs sont l'exemple le plus connu de métier qui requiert de sacrifier son héritage pendant son service, mais ce n'est pas le seul : les domestiques n'ont pas le droit de se marier ou d'hériter de biens tant qu'ils travaillent pour un Administrateur, ils doivent démissionner s'ils veulent récupérer ces droits. C'est pour garantir leur disponibilité et leur loyauté, et c'est pour ça en général que les domestiques sont jeunes. Personne n'a compris pourquoi Barnabé a tenu à rester Intendant aussi longtemps, mais en attendant l'auberge avait besoin de quelqu'un pour la faire tourner et... Bref, j'espère qu'il n'a pas de grief contre nous, je détesterais savoir qu'il pense à moi comme à un voleur. J'espère que tout est pardonné, depuis tout ce temps...

Eldola promit à l'Aubergiste de transmettre cette requête, en se demandant en réalité que faire de cette information. Pourquoi Barnabé était-il resté au manoir depuis tout ce temps, malgré son héritage confortable ? Quand on voyait ses biens, la réponse n'était pas difficile à envisager : il semblait bien plus riche et influent que son cousin. Décidément, entre le Secrétaire James et l'Intendant Barnabé, on venait de loin pour rester au manoir Desfalaisiers, et faire bonne fortune malgré le caractère exécrable de Friedrich... 

Sur la Falaise [en réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant